04 septembre 2011

Meillassoux et la notion de matière/Meillassoux and matter

A mesure que je parcoure les théories des pairs de Quentin Meillassoux, ses maîtres ou ses collègues, ses contradicteurs ou ses admirateurs, une chose me frappe, qui singularise fortement Quentin Meillassoux au sein de la tendance spéculative contemporaine, et à dire vrai peut être au sein de toute la philosophie depuis Kant (au moins). A tel point que je finis par penser que c'est là qu'il faut chercher le coeur du développement de sa philosophie, ou disons le coeur secondaire (le coeur primaire, et évident, étant le principe de factualité). Cette chose, c'est la sensibilité à la différence entre la matière et la pensée (cela m'intéresse d'autant plus que, à vrai dire, cette sensibilité particulière n'est pas tellement flagrante dans l'oeuvre publiée de Meillassoux, et je parie qu'elle se fera sentir plus fortement à l'avenir). 
Ce qui singularise Meillassoux, c'est notamment la focalisation sur une certaine différence, différence radicale, de nature, entre la nature et la pensée, entre la matière et la sphère subjective. Il peut paraître surprenant de caractériser Meillassoux en faisant de lui un philosophe de la différence, tant ce titre est répandu. Mais il faut ici préciser les choses : 

  • C'est précisément parce qu'il est si sensible à cette différence qu'il s'oppose aux "philosophes de la différence". Comme il le fait remarquer, les grands penseurs de la différence (notamment Nietzsche, et Deleuze), sont des penseurs de la différence de degré, qui finissent toujours par ramener tout ce qui est à un principe unitaire : la pensée, la vie inorganique, la volonté de puissance, etc. Ils sont opposés à la différence de nature, radicale, irréductible. Contre eux, il prend le parti de Descartes, pour qui la différence entre deux substances est incommensurable(1). 
  • Mais il se singularise aussi de tout un autre ensemble de penseur de la différence radicale entre le réel et la pensée, en ce qu'il est rationaliste radical : comme Descartes, il pense que même si le monde est irréductible à la pensée, il est néanmoins connaissable rationnellement. Et notamment, scientifiquement.
C'est à partir de là que l'on peut comprendre sa plainte face à la perte, pour les philosophes, du Grand Dehors, du monde comme un dehors absolu à la pensée. Et c'est aussi à partir de là que l'on peut comprendre sa valorisation, dans l'histoire de la philosophie, de Berkeley et Fichte(2), comme les deux philosophes qui ont le mieux et le plus violemment démontré que considérer une substance en dehors de la pensée était un non-sens. C'est que ces philosophes le touchent véritablement.
Il faut préciser ce point : c'est parce qu'il sent que la matière est vraiment différente de la pensée qu'il prend pour interlocuteurs principaux ceux qui rendent la chose impossible, car ils sont ceux qu'il doit combattre. Mais du coup, c'est aussi pour cela qu'il répute insuffisante toute philosophie qui ne les prend pas au sérieux.

  • Aristote est réfuté car son monde est fait d'entités qualitatives
  • Descartes est réfuté, car sa conception du monde comme étendu est pré-Kantienne : il ne saurait y avoir  aucune extension en dehors d'un sujet transcendantal.
  •  Toute conception para-Pythagoréenne (comme celle de Badiou) est réfutée (si elle se veut un réalisme et dépasser le corrélationnisme) car elle attribue au réel une nature mathématique, c'est-à-dire encore intellectuelle.
Et c'est pour cela aussi qu'il est, à mon sens, peut être le seul à bien saisir l'enjeu de l'apparition de la vie dans la matière. En lisant ses contradicteurs, je remarque qu'ils ne sont pas du tout sensibles au caractère inimaginable de l'apparition de la vie. Non pas comme : configuration matérielle trop singularisée pour être décrite de façon pertinente par les lois ordinaires de la physique, mais comme sphère de sensibilité. Ne pas reconnaître que c'est un événement inimaginable, incroyable, stupéfiant, et nécessairement extra-scientifique, c'est au fond être pré-Berkeleyen, c'est ne pas se rendre compte que la "matière" que l'on envisage alors, est encore et toujours une image, si la transition entre elle et la pensée est possible.
Avant la vie, il n'y avait pas de pensée du tout, pas de subjectivité du tout, donc pas de spatialisation, pas de temporalité, au sens où nous intuitionnons le temps. A dire vrai, il n'y avait pas du tout de "présence" au sens que nous donnons à ce mot. Il n'y avait rien de ce que nous serons jamais capables d'imaginer. Et de ce monde aveugle, non-présent, a surgi la présence, la subjectivité, le sujet transcendantal, le pour-autrui et le pour-soi. Quelque chose d'inconcevable à partir des données de départ. Et c'est bien là le centre de l'argumentation de Fichte : les matérialistes peuvent bien remuer la matière dans tous les sens, ils n'en sortiront jamais un sujet. Seulement, Fichte croit que cela condamne tout matérialisme, parce que la seule alternative serait de faire dériver la matière du sujet. Or Meillassoux a une autre réponse : le sujet a surgi, sans aucune raison, de façon imprévisible, ex-nihilo(3).
A partir de cette idée d'une différence entre la matière et la pensée, nous pouvons également comprendre pourquoi Meillassoux prend l'anthropisme tellement au sérieux : c'est parce qu'il croit véritablement que la vie est extraordinaire. D'autres contradicteurs (et j'avoue que j'étais l'un deux avant de commencer à le lire) pourrait arguer que l'on n'a pas à être stupéfait de la possibilité cosmologique de l'apparition de la vie, car la vie n'est pas un événement remarquable dans l'univers. Mais Meillassoux soutient précisément le contraire.
  1. Cours sur Nietzsche à l'ENS, deuxième semestre de l'année 2010-2011.
  2. Cours sur le réalisme à l'ENS, 2003-2004.
  3. Temps et surgissement ex-nihilo, conférence donnée à l'ENS le 24 avril 2006.


While I'm reading theories from Quentin Meillassoux's peers, masters or colleagues, opponents or admirers, one thing strikes me, which strongly distinguishes Meillasoux inside the speculative tendency, and to tell the truth maybe inside all philosophy since Kant (at least). So much so that I'm willing to think there lies the heart of his philosophical development, or let's say a secondary heart (the primary and more obvious heart being the principle of factiality). This one thing is a sensibility to the difference between matter and thought (it is all the more interesting for me than this point, to be quite honest, isn't obvious at all in Meillassoux's published work, and I make the bet that it will be more visible in the future).
What distinguishes him is, among other things, his focalization over a certain difference, a radical difference, a difference of nature, between world and thought, matter and subjectivity. It may seem weird to caracterise Meillassoux as a philosopher of difference, considering how many have acquired the title. But one has to be more specific here :
  • It is precisely because of his sensibility that he is opposed to classic “philosophers of difference”. As he developed himself, great thinkers of difference, such as Nietzche or Deleuze, are thinkers of difference of degree, who always end up encompassing everything that is to a unitarian principle : thought, inorganic life, will to power etc. They oppose the radical and irreducible difference of nature. Against them, Meillassoux sides with Descartes, for whom the different substances are incommensurable (1).
  • But he opposes also an entire other group of thinkers of radical difference between real and thought, in as much as he is also a radical rationalist : in the same way as Descartes did, he stands that even if the world is irreducible to thought, it is nonetheless knowable by rational means. And especially scientific means.
Therefore, we can understand his complaint about philosophers' loss of the “Great Outside”, of the world as an absolute outside to thought. And also understand his praising, in the history of Philosophy, of Berkeley and Fichte (2), as the two philosophers who have the best and the more violently demonstrated that considering a substance exterior to thought was pure non-sense. These really reach him hard.
One must make oneself clear : it is because he feels that matter is really different from thought that he chooses as his main spokespersons those who render this difference impossible, because they must be defeated. But therefore, he also reputes insufficient any philosophy which doesn't take them seriously :
  • Aristotle is refuted because his world is made of qualitative entities.
  • Descartes is refuted because his extended world is pre-Kantian (there couldn't be any extension at all without a transcendental subject).
  • Every para-Pythagorean realism (such as Badiou's) is refuted as it confers to the real a mathematical therefore still intellectual nature.
For the same reason, I think he is maybe the only one to clearly catches what is at stake with the apparition of life among matter. Reading his opponents, I notice they are not at all sensible to the unimaginability of the apparition of life (not life as a certain material configuration too singular to be relevantly described with the common laws of physics, but life as sensibility). Not to acknowledge that it is an extraordinary, unimaginable, outstanding, and necessarily extra-scientific event, is really to be pre-Berkeleyan, no to realise that what one calls “matter” is in that case still something like an image, if the transition is conceivable. On the contrary, before life, there wasn't any thought at all, any subjectivity at all, but therefore any spatialisation, any temporality as we conceive it. To tell the truth, there wasn't any “presence” at all, in the way we mean that. There wasn't anything we may ever imagine. And from this blind, un-present world, appeared presence, subjectivity, the transcendental subject, the for-itself, the for-others... all inconceivable things from what was before. And there lies the essence of Fichte's argument : materialist thinkers may turn matter in any way they wish, they'll never get a subject out of it. He only believes the sole alternative is to derive the world from the subject. Meillassoux has an other solution : subjectivity appeared, without any reason nor any way to predict its apparition, ex-nihilo(3).
From the idea of the difference between matter and thought, we can also understand why Meillassoux is taking anthropism so seriously : it is because he really think that life is extraordinary. Other opponents (and I confess I was one of them before I began to read Meillassoux) may stand that one hasn't to be amazed by the cosmological possibility for the apparition of life, because life isn't a remarkable event in the universe. But Meillassoux stands precisely the opposite.
  1. Lectures on Nietzsche, ENS, spring 2011.
  2. Lectures on realism, ENS, 2003-2004.
  3. Temps et surgissement ex-nihilo, conference given at the ENS on the 24th of april 2006.

25 août 2011

I\

Le communisme, quand il est poussé jusqu'à sa rigueur la plus complète, de même que le féminisme le plus abouti, doivent nécessairement se rejoindre. Il en va de même de l'anti-racisme, ou de la lutte contre l'hétéro-sexisme. Le lieu où tous se rejoignent, c'est ce qu'on a l'habitude d'appeler le Règne de Justice. Tous visent la justice, mais se concentrent sur un aspect particulier de l'injustice. Tous sont incomplets, ou non-rigoureux, quand ils perpétuent à l'intérieur de leur lutte, une injustice qui occupe une des autres luttes. En ce sens, toutes les luttes ne font ultimement qu'une, toutes les aspirations à la justice sont, en droit, une.

La justice n'est pas une valeur que l'on peut choisir parmi d'autres, elle n'est pas une illusion, elle n'est pas un choix culturel à valeur simplement locale. Le fait que toutes les sociétés aient toujours été injustes, que toutes aient vécu en fonction de principes moraux différents ne signifie pas que la justice universelle n'existe pas.

La justice n'est pas subjective, elle n'est pas évidente et reconnue nécessairement partout où elle est, par tout être doté d'une raison pratique. La justice est objective, autant qu'universelle. Elle est extrêmement complexe à atteindre, doit être analysée avec une grande sophistication, une grande prudence, une grande humilité. La justice nécessite des débats extrêmement longs. La justice est affaire de raisonnement et d'analyse fine.

Ce n'est pas parce qu'une chose est juste, doit être faite, qu'il est possible de la faire. S'il y a un Dieu et une Providence, ils ne vont pas jusqu'à garantir cela. Rien ne garantit qu'il existe une bonne solution possible dans telle ou telle situation historique. L'injustice est réelle, absolument réelle. Le fait qu'il ne soit pas possible d'agir sans se salir les mains dans telle situation donnée ne justifie pas pour autant que se salir les mains soit une solution juste. On peut dire tout au plus que telle solution injuste est la moins mauvaise solution. Quand aucune bonne solution n'est présente, la fuite peut être la moins mauvaise des solutions.

Il est néanmoins possible d'avoir une position intellectuelle de justice, c'est-à-dire qu'il est possible de juger objectivement de l'injustice de tous les éléments en présence historiquement. Toute justification de l'injuste pour des raisons pragmatiques n'est qu'un sophisme. Toute justification de l'injuste pour une quelconque raison n'est qu'un sophisme. Il n'est pas possible de sauver toute situation mais il est possible de dénoncer toute injustice.

Un Règne de la Justice n'équivaut pas à un monde sans maux. Cela revient à dire qu'il existe des problèmes irréductibles, ou des injustices supra-humaines.

II\

Cela étant dit, le dogmatisme de la justice est face à un paradoxe : il doit parvenir à justifier le Juste lui-même. Même si la justice est objective et universelle, il semble qu'il faudrait comprendre pourquoi elle est souhaitable. Il semble bien qu'en effet elle repose sur certaines valeurs, certaines décisions évaluatives (l'égalité par exemple), et que d'autres peuvent être choisies. Les valeurs semblent infondables. On regrette alors de ne pas être spontanément Platonicien, et invoquer l'Idée du Bien, qui évacuerait le débat. Le juste est souhaitable parce qu'il est bon, et puis voilà, par pure tautologie. Les stratégies peuvent reposer sur un fait : le sentiment moral, mais c'est bien fragile et ne fonde pas le droit. La stratégie la plus fiable est peut être de tenter de trouver dans tout égoïsme injuste une contradiction pragmatique. Contradiction pragmatique dans tout énoncé du type : tu n'es pas moi et ce qui t'arrive ne me concerne pas, je peux bien être la cause de ton mal cela n'est pas un mal pour moi. On n'arrive pas à comprendre pourquoi il y a le mal chaque fois que l'on refuse de se mettre à la place de l'autre. Fonder la justice ne devrait pas être un projet à l'abandon.

III\

Il n'est pas justifié d'exclure a priori, ou plutôt, avant toute discussion, le fait que l'accomplissement du Règne de Justice ne soit pas un bien à tout égard. Le lecteur de Nietzsche est familier de cette idée : et si la fin de l'injustice était une catastrophe à certains égards ? Et si cela résultait en un appauvrissement atroce du monde, un ennui sans fin, une bêtise incroyable ? De même que le juste n'est pas nécessairement possible (je n'ai jamais réussi à comprendre pourquoi l'affirmation contraire de Kant n'était pas sophistique), il n'est pas assuré absolument que le juste réalise pleinement le Bien, et ne soit pas mauvais à certains égards. Le point doit être réellement discuté, mais si cette possibilité était réelle, nous nous retrouverions face à une véritable aporie, car c'est toujours un sophisme de justifier l'injuste, même au nom du Bien.

14 juillet 2011

Athée/Croyant - Matérialiste/Idéaliste

La lecture du Traité des principes de la connaissance humaine, de Berkeley, est édifiante à bien des égards. Bien chanceux celui qui sera assez obtus pour ne pas être convaincu par son discours.

Mais il y a un point où, pour le lecteur de Meillassoux, Berkeley est particulièrement perturbant, c'est celui, bien sur, de la contingence des lois. La chose est produite en réalité, plus précisément, par une lecture athée du Traité. Un athée, c'est-à-dire quelqu'un qui ne reconnait pas les arguments finalistes, ni les propos de théodicée, ni les arguments évangéliques. Qui nie que Dieu soit une cause nécessaire. Mais qui, néanmoins, est convaincu par la démonstration des 6 premières pages. Convaincu qu'il n'y aurait aucun sens à parler de la matière (de ce qu'on entend habituellement comme matière) comme d'un extérieur absolu, qu'être, pour une chose, c'est être perçu, et être, pour un esprit, c'est de percevoir.

Berkeley est extrêmement tranquille en énonçant ses thèses, parce qu'il pose Dieu. Et l'on sent que c'est l'absence, ou même simplement l'éloignement de Dieu qui provoque une angoisse chez tous les lecteurs potentiels. Mais ce fait même pourrait être surprenant. Pourquoi sent-on un manque provoqué par l'énoncé de Berkeley, que Dieu doit combler ? C'est qu'il semble à l'athée que, si l'on nie la matière, si l'on nie l'extérieur absolu du monde, il faut des causes, des causes pour le mouvement, des causes pour la régularité, des causes pour tout ce qui arrive, et que toutes les causes matérielles nous ont échappé avec la matière. Et en effet, c'est Dieu directement qui agence les idées pour Berkeley. Mais cette angoisse de l'athée paraît très étrange. En effet, le lecteur rigoureux de Berkeley doit bien comprendre qu'il n'ôte en effet rien à tout ce qui est phénoménal en ôtant la matière. Que les choses restent des choses, que le monde "extérieur", pour être un peu moins extérieur, reste un monde. Mais si le monde n'a pas réellement changé, et que pourtant les lois de ce monde paraissent subitement stupéfiantes, c'est que les lois du monde ont toujours été également aberrantes. L'athée qui ne sait plus quoi faire sans Dieu dans le monde sans matière, se rend compte que dans le monde avec matière, l'enchaînement réglé des événements est tout aussi orphelin, tout autant dénué de raison. Que d'ailleurs, le croyant se sert tout autant de Dieu dans le monde avec matière, pour en expliquer les lois. L'athée se rend compte, peut-être, qu'il trouvait un certain naturel à ce que la matière soit pourvue de lois, mais qu'en vérité, sans Dieu, ses lois sont présentes sans aucune raison.

18 mars 2011

Josef Von Sternberg et Marlene Dietrich -2- Les stars

Les stars en vérité sont en elles-mêmes des sortes d'exceptions au régime normal du cinéma, paradoxalement. Soyons déjà clair : je ne parle pas ici de célébrité, même si les stars sont aussi des célébrités. Je ne parle pas de n'importe quel acteur riche. En fait, il est probable qu'aucune star n'existe aujourd'hui dans le cinéma occidental au moins. Ce n'est pas vraiment une histoire de talent personnel, c'est vraiment une histoire de système. Jim Carrey a failli, Kate Winslet aurait pu, mais il est douteux que cela ait réussi. Les stars sont en fait des événements, qui se produisent au cours de la vision d'un film. Ce pourquoi il est impossible d'établir un critère strict ou une liste fixe. Pour ma part, je peux citer Humphrey Bogart, Marlon Brando dans Un tramway nommé désir, De Niro dans ses grands films, pour les hommes. Et pour les femmes, entre autres Garbo dans Mata-Hari, Judy Garland, Marilyn Monroe et bien sûr Marlene Dietrich, qui en est un peu l'archétype (pour moi Audrey Hepburn n'est pas une star, par exemple).

Le propre d'une star, c'est de crever l'écran. C'est banal, mais c'est là qu'est le truc. Une star, on n'y croit pas, on ne peut pas y croire. Il n'y a plus d'illusion qui tienne, plus de fiction. Elle est là et elle transcende son rôle, elle transcende le film. Les stars ont des noms propres, comme tous les événements, mais il ne faut pas croire que c'est le nom d'un individu, et pour elles le pseudonyme ne cache pas tant la vérité qu'il la révèle. Norma Jeane en savait quelque chose, savait bien qu'elle n'était pas Marilyn et ne pouvait pourtant faire autrement que de l'être.

Mais crever l'écran, cela ne veut pas dire être un bon acteur, cela veut dire bien plus. Deborah Kerr est une excellente actrice, mais son nom n'est pas celui d'une star. Crever l'écran, cela veut dire faire s'extasier devant son charisme, sa puissance. Cela veut dire faire qu'une image n'est plus vraiment qu'une image. Par la star, le cinéma échappe à l'immanence stricte, à la fermeture sur lui-même, il s'ouvre sur la société, la presse people, l'histoire. Si James Dean ou Marilyn Monroe meurent tragiquement, un événement cinématographique se produit, et se répercute rétrospectivement sur leurs oeuvres. On peut toutefois imaginer une star qui n'ait pas "pris" socialement. Une star qui n'ait brillé que dans un seul film et soit restée inconnue. Il me semble que Renée Falconetti jouant Jeanne d'Arc est dans cette position. La situation est bizarre, parce qu'il n'y a pas, à l'évidence, d'événement Renée Falconetti. Néanmoins l'écran est crevé, mais il semble, à défaut d'un autre nom, que ce soit par Jeanne elle-même, ce que l'on admettra difficilement.

La star a une puissance propre, donc, qui dépasse l'humanité d'un simple individu ou d'un simple spectateur. Si elles sont vénérées comme des demi-dieux/déesses, ce n'est donc pas par bête engouement populaire ou merchandising (comme cela peut être le cas par ailleurs pour les célébrités), mais par lucidité. Les stars sont intimidantes, troublantes, elles laissent sans voix. Elles feraient bien, parfois, de ne pas trop vieillir et de mourir jeunes, sinon elles nous laissent le temps de voir que la star ne se confondait pas avec l'acteur (De Niro aurait pu mourir en 1980 après Le Parrain 2, Taxi Driver, Voyage au bout de l'enfer et Raging Bull, ou même en 85 après Il était une fois en Amérique et Brazil). Les stars ne sont pas des objets de fantasme, ou pas facilement, mais il y a à cela des raisons historiques.

Avec tout l'aplomb d'un ignorant complet, je vous propose une très brève histoire des stars. Il me semble qu'en gros, elles sont une production hollywoodienne (c'est-à-dire qu'elles sont produites par le genre de cinéma qu'a promu Hollywood), et plus précisément une production de ce que je tendrais à appeler aujourd'hui la grande époque ou la période classique du cinéma américain, qui va des années 1930 incluses aux années 1960 exclues. C'est une période merveilleuse, il faut bien le dire. C'est l'époque du technicolor, de la comédie musicale, de la screwball comedy, des rythmes effrénés. C'est une industrie en pleine possession de ses moyens qui produit des films de masse, et en masse, d'une popularité immense et d'une qualité invraisemblable comparée au mainstream de ce que fait Hollywood aujourd'hui. Période étrangement mal connue ou mal éditée en France, à l'exception de quelques auteurs, mais justement, la période n'est pas majoritairement une période de cinéma d'auteur, et connaître Lubitsch n'exempte pas de connaître Gregory La Cava, Leo McCarey, George Cukor, Vincente Minelli ou Victor Fleming. C'est aussi l'époque du code hays, ce qui d'une part a des conséquences sur l'existence physique des acteurs, et d'autre part est révélateur de l'esprit de ce cinéma. Commençons par l'esprit : ce cinéma n'est pas un cinéma d'auteur. Il ne cherche pas l'indépendance. C'est un cinéma de producteur, de système, de star, de masse, populaire et génial. C'est un cinéma qui est plein de contraintes et s'y adapte. Certains auteurs s'y font mal, sans doute, mais ce cinéma là n'est pas là pour eux. Les conséquences sur l'existence physique des acteurs, c'est la grande décence qui le traverse. La prudence, la délicatesse obligatoire et la mise à l'écart de la sexualité, qui expliquent en partie, donc, que les stars soient difficilement objets de fantasme.
Il me semble que la période peut être définie a contrario par deux films qui l'encadrent, et qui tout à la fois n'en font pas partie et s'y rattachent irrémédiablement. Ce sont, pour cela, des films tout à fait uniques, resplendissants entre tous et tout à fait merveilleux. Le premier est l'Ange Bleu, de Josef von Sternberg, justement, de 1930, et avec Marlene. Le deuxième est Les Désaxés, de John Huston, de 1961 avec Marilyn. Ces deux films ont en commun d'employer des stars authentiques, et avec leur aura de star, dans des cinémas qui ne sont pas encore, ou déjà plus, des cinémas de stars. Et, comme si cela allait de pair, de les montrer dans un état quasi dévêtu, ce qui n'est pas loin du blasphème.
L'Ange Bleu est un film très mystérieux, encore ancré dans le cinéma d'auteur expressionniste allemand, muet, des années 1920. Il en a la plus profonde noirceur, les constructions très constrastées, et paraît vouloir se passer de dialogues. Et l'on y voit Marlene en bas-résilles. Je ne sais pas vraiment comment exprimer la folie de cette apparition, comment en faire sentir l'invraisemblance. Les stars ne montrent pas leur cuisses, jamais, elles sont des déesses. Et là nous voyons les cuisses d'une déesse, et rien n'a jamais paru si désirable. Sternberg est encore dans l'Europe artistique et le cinéma perd un peu les pédales. Et Marlene Dietrich, déjà déesse comme le démontre le film, semble encore avoir un corps humain, comme si elle vivait ici son apothéose, au sens strict cette fois, avant de vivre sa carrière d'être non-humain. Marlene a un corps sexué.

Les Désaxés, film tout aussi mystérieux, est à l'autre bout de la chaîne. Il est, comme La nuit de l'iguane du même génial John Huston, un film d'auteur qui n'emploie pas des acteurs de film d'auteur. Le dramaturge, Arthur Miller, écrit lui-même le scénario, un scénario barbare, brutal, un film en plein accord avec la vie dans ce qu'elle a de plus tremblant et de plus difficile à assumer. Exactement le cinéma d'auteur qui se profile pour les deux décennies à venir. Seulement voilà, c'est Marilyn Monroe. C'est son époux qui écrit le rôle et qui l'écrit pour elle. Et ce film a cela d'incroyablement singulier et déchirant qu'il nous fait voir ce qu'aurait pu être Marilyn Monroe : une actrice extraordinaire, si seulement on lui avait donné des rôles à sa mesure. Et la chose est d'autant plus frappante que Marilyn ne change pas à proprement parler de personnage ici. Elle joue toujours ce typique mélange d'ingénuité et de sex-appeal déchainé, seulement, là, pour une fois, son rôle a de la profondeur, de la consistance, il est triste, il est trouble. Elle est dénudée, un peu, elle est fragile, le film est sale et humain, et c'est comme si un coup de masse était porté sur les fondements du cinéma américain tel qu'on l'avait connu. Il ne s'en remettra pas, et c'est le cinéma d'auteur qui prendra la relève, John Cassavettes en tête qui a déjà révolutionné le cinéma 2 ans avant avec Shadows.

Tout ça pour dire que le corps des stars est un corps d'exception, qu'il transforme l'image cinématographique normale en quelque chose d'autre, comme une icône, qui trouve sa référence supra-humaine en dehors de la représentation elle-même, ce qui justifie le passage à l'extra-cinématographique et à la critique externe.

Josef Von Sternberg et Marlene Dietrich -1- La femme

Je parle sans vraiment savoir, en espérant qu'il en sorte quelque chose d'intéressant;

Toute contestation fondée est avidement souhaitée, ces lignes n'étant qu'un prolégomène à l'étude du sujet;

La production de Josef Von Sternberg doit être divisée en trois périodes, ce qui est, je crois, un fait que nul ne conteste;

Mais il faudrait aller plus loin, peut-être, et dire qu'il y a trois Josef Von Sternberg, qu'il y a trois réalisateurs, qui ne se distinguent pas nécessairement par le style mais par le sens même de ce qui est mis en oeuvre;

Ou même (et il suffirait pour cela de prendre un mot de Sternberg au pied de la lettre) qu'il n'y a qu'une oeuvre de Josef Von Sternberg, qui va de 1930 à 1935, de l'Ange Bleu à La Femme et le Pantin (très différents et deux de mes films préférés), quelle que soit par ailleurs la qualité de ses autres films ou l'ampleur de sa filmographie "réelle", avant les années 30 ou après sa rupture avec Marlene Dietrich;

Car si l'on suit cette hypothèse, l'oeuvre de Sternberg devient indistinguable de celle de Marlene Dietrich; Peut-être alors pourrions nous dire que Marlene aussi n'a existé en un sens que durant ces 6 années, même si sa beauté et son talent ne se sont pas plus évanouis en 1935 que ne l'a fait le génie cinématographique de Sternberg;

Pour ne pas recevoir d'objection taxinomique, de contestation de mot, reformulons tout cela, ou formulons l'hypothèse basse, qui n'a pas moindre ampleur : quelque chose s'est passé, au cours de cette rencontre entre cette femme et cet homme, cette actrice et cet auteur, ce filmeur et cette personne à filmer, quelque chose qui représente peut-être un fait unique dans l'histoire du cinéma, ou du moins, il me semble, qui est non trivial vis à vis de l'ensemble de la production; Une rupture dans le cours normal de l'image, une objection à une théorie "normale" du cinéma [ou théorie du cinéma normal, qui serait par ailleurs la mienne];

Passons donc aux films, et à de la critique idéologique; Je ne parlerai pas ici de technique, je n'en ai pas la compétence, d'ailleurs, même si c'est la technique qui m'a ébloui lors de ma première rencontre avec Sternberg; Il me semble que par la critique idéologique (critique interne), on peut déceler dans l'oeuvre de Sternberg une idée, qui lui est propre, et qui est comme scandaleuse; Cette idée finalement pourrait être une idée comme une autre, et demeurer dans le cadre du cinéma normal, sauf qu'elle prend une telle intensité (qu'il faudra préciser) qu'un doute intervient, doute qui rend nécessaire le passage par de la connaissance historique et biographique (connaissance externe) et qui peut nous mener à un singularité unique propre à cette oeuvre;

La première originalité de Sternberg, que nous pourrions appeler de premier degré, ou originalité relative (en opposition à une originalité absolue), consiste à poser et accepter comme tel un pouvoir destructeur des femmes sur les hommes, de considérer même la femme comme l'objet autour duquel les hommes tournent et qui finira par les détruire; On dira : quelle originalité là-dedans ?, c'est la bonne vieille misogynie; Et bien il me semble que non, et que c'est dans l'absence de misogynie que repose justement l'originalité (mais à nouveau, je suis ouvert à une contestation de ce point, peut-être me méprends-je sur la nature réelle de ce cliché misogyne);

(Je dirais d'ailleurs au passage que j'ai dit que la femme était l'objet autour duquel tourne les hommes, mais il ne faudrait pas en inférer que la femme est une femme objet chez Sternberg, même si l'homme filme et que la femme est filmée, même si l'homme meurt pour elle; au contraire, le personnage principal féminin prend précisément sa vie en main, utilise éventuellement les hommes dans sa vie, est tout sauf soumise aux désirs de ces derniers)

En effet, il me semble difficile d'appeler misogyne une vision qui professe un amour aussi intense de la femme; Pour le dire autrement, on prend en compte le fait que la femme détruise l'homme, mais on ne le lui reproche pas, bien au contraire; On dirait même que Sternberg construit un monde dans lequel ce pouvoir destructeur ne se distingue plus de l'amour de l'homme pour la femme : c'est parce que cet amour est immense qu'il est destructeur, c'est parce que la femme est un être si grand que l'homme meurt pour elle, c'est parce qu'elle est assez puissante pour détruire que la femme est tant aimée... Cette situation peut prendre plusieurs formes : mort tragique, noire, et allemande (l'Ange Bleu), mort héroïque, grandiose, et slave (l'Impératrice rouge), mort baroque, flamboyante et espagnole (la Femme et le Pantin), etc.

La question qui se pose alors est : comment un tel point de vue est-il tenable, dicible, faisable ? Il ne peut tenir que si l'on professe cet amour inconditionnel pour la femme dans chaque image, il faut que tout tourne littéralement autour de la femme dans cette spirale qui est une spirale de mort. Et il faut que la femme soit en quelque sorte LA femme, qu'elle ait la force d'acquérir ce caractère sacré. En somme il faut Marlene Dietrich.

15 mars 2011

"Du ressentiment envers le ressentiment", ou Meillassoux contre Deleuze

Il était nécessaire que Quentin Meillassoux, professeur à l'Ecole Normale Supérieure, vînt perturber les sereins Deleuziens (sereins par nature), sur un des points les plus vitaux. Celui du rapport à Nietzsche, c'est-à-dire du rapport à la vérité, à l'argumentation, au ressentiment et au "réactif".

Entre les deux philosophes, on sentait depuis le début, à la fois un accord dans la force de pensée et l'indépendance d'esprit, et une opposition béante, radicale, sur le plan du style. D'un côté, un style proliférant, qui tendait avec Mille Plateaux de Deleuze et Guattari à la pure exposition conceptuelle, absolument non-argumentative, ou les constructions se succédaient avec comme simple transition un "mais peut-être est-ce plus intéressant de dire que".
De l'autre, un style ultra-argumentatif, avec exposition, réfutation, discussion.

Et puis, au détour d'un cours sur Nietzsche, le trois mars 2011, eut lieu l'accusation, la rupture frontale. Meillassoux déclara que Deleuze avait complètement manqué le sens de l'éternel retour. Le Deleuzien ne devrait pas s'émouvoir outre mesure de cette déclaration, n'étant pas très préoccupé de vérité historique ; il aurait pour cela d'autant plus de raisons que le professeur déclarera un peu plus tard que la mésinterprétation de Deleuze était de l'ordre du volontaire. Seulement voilà, quelles sont les conséquences de cette mésinterprétation ? Si Deleuze était capable de saisir plus littéralement le propos de Nietzsche et qu'il en a pourtant proposé une récupération divergente, quelle est la nature, en termes de volonté de puissance, de cette divergence ? Et c'est là que le bat blesse. "C'est une interprétation réactive", déclarera le philosophe spéculatif. Que le Nietzsche de Deleuze soit inexact, quelle importance pour le Deleuzien ? Mais qu'il soit réactif, et alors tout s'effondre...

Plus précisément, Meillassoux dira que cet éternel retour réactif témoigne d'un ressentiment contre le ressentiment même. D'une réaction contre les réactifs. Dans la construction deleuzienne, il ne peut s'agir d'un bête éternel retour du même, car l'éternel retour selon lui doit faire disparaitre les hommes du ressentiment, qui ne reviendront plus. Le Nietzsche de Deleuze poserait alors un Au-delà qui, de la vie, éliminerait le ressentiment. Il semble donc bien que ce soit, en un sens nietzschéen assez précis, à proprement parler du ressentiment contre le ressentiment.
"Mais si ! ils reviendront éternellement !" nous dit Meillassoux. L'éternel retour est bien un éternel retour du même, car seule cette idée est absolument insupportable à l'homme du ressentiment. L'idée que tout revient éternellement, que reviennent la douleur, l'injustice, le ressentiment lui-même, qu'il n'y a aucun néant ni aucun au-delà pour nous sauver de cette vie d'ici-bas, voilà qui fait périr l'homme du ressentiment (y compris, donc, le Deleuzien), voilà qui est proprement intolérable à celui qui n'aime pas la vie.

Revenons alors au style : la semaine suivante, le dix mars, au cours du matin sur Mallarmé, Meillassoux nous parle de Nietzsche et de l'argumentation. Il développe ce qui est selon lui une "méthode élémentaire en philosophie", qui nous serait léguée par Nietzsche, justement, méthode qui est proprement celle de Meillassoux, celle qu'il développe dans ses livres, ses cours, et demande à ses élèves de développer. Cette méthode est celle de la "critique active". Contre la critique réactive, qui consistait à abaisser son adversaire et à en révéler les points faibles (ce qui consistait à prouver qu'on était plus intelligent qu'un crétin), la critique active consistera en l'élaboration d'un ennemi à sa hauteur. Choisir l'adversaire le plus fort, et l'éléver encore, aiguiser sa force, le rendre plus fort encore qu'il n'est. Susciter un adversaire qui n'existe pas tout à fait mais soit plus intéressant et plus difficile à combattre que les adversaires réels.
L'hypothèse que je soulève, c'est que l'enjeu ici est le même que celui de l'éternel retour. Ce que Deleuze et les Deleuziens tirent de Nietzsche (et Spinoza) c'est un éloge de la fuite, un refus de se frotter à ce qui les abaisse, les affaiblit, les sépare de leur puissance, de ce qu'ils peuvent. Dans le refus de la critique, le refus de l'argumentation sinon par mise à distance et affirmation que "il est plus intéressant de dire que", le refus du débat et de l'affrontement de l'autre point de vue, le quasi-relativisme quasi-bienveillant, il y aurait au fond cet évitement du ressentiment, ce ressentiment contre la réaction, cette volonté d'éliminer le négatif de la vie. Alors que le Nietzsche argumentateur de Meillassoux absorberait son ennemi en le grandissant et mettrait la lutte au coeur de la vie comme un principe de croissance de celle-ci. Le nietzschéisme des Deleuziens applique l'éternel retour deleuzien : ne faire que ce que l'on pourrait accepter de refaire pour l'éternité, éviter tout ce qui nous abaisse, nous affaiblit, nous met en contact avec ce qui ne nous convient pas. Le nietzschéisme de Meillassoux appliquerait son homologue : accepter le tout de la vie, de la vie comme affrontement de forces.

Y a-t-il un nietzschéisme des faibles contre le nietzschéisme des forts ? Peut-être, mais si c'est le cas, je crois bien être du côté des faibles. Par où, peut-être, je verrais comment je voudrais défendre Deleuze contre Nietzsche.

05 mars 2011

Réflexions :
- Distinguer, ou réussir à articuler, au moins trois choses :
1 : le racisme comme théorie à laquelle on adhère ou instinct moral qu'on possède ;
2 : le racisme d'état comme s'incarnant dans les lois et dans les pratiques institutionnelles ;
3: le système raciste auquel participent des paroles et des pratiques de personnes qu'on ne peut pas vraiment qualifier de racistes au sens 1.
- Distinguer la théorie raciste au sens propre (raciale), pseudo-scientifique, qui court de 1850 à 1950, et dont le paradigme est l'antisémitisme (nouveauté qui se distingue des pratiques anti-juives et qui culmine dans sa folie dans le nazisme) ; la théorie raciste nouvelle, pseudo-politique (culturelle), et dont le paradigme est l'islamophobie. Cette théorie imprègne des anti-"racistes" modernes eux-même, qui sont racistes, par là même, et peut imprégner des vrais non-racistes en ce qu'ils ne sont pas absolument cohérents. Elle est le versant théorique du système raciste, en supposant que l'on sache ce qu'une telle expression veut dire.
- Je dis théorie mais ce n'est pas une théorie comme ce qu'on appelle "théorie" de la relativité. C'est un ensemble de théories constituées et plus ou moins contradictoires entre elles, une façon de voir, des concepts qui se répandent, des schèmes de pensée. Il faut une poussée théorique en retour, un coup de force, pour abattre ce laisser aller (dévoiler le racisme pseudo-laïque, dévoiler l'hétéro-normativité, etc.).
- L'anti-racisme classique et l'anti-racisme moderne sont justifiés par au moins trois raisons qui sont des propriétés ou des effets du racisme ou de toutes les théories para-racistes.
1 : la fausseté théorique, qui demande à être prouvée. Les théories racistes (mais aussi bien sexistes) étaient et sont des pseudo-sciences, et on peut le démontrer (ce qui ne passe pas forcément par la génétique, mais aussi par la sociologie, l'histoire, et la philosophie politique).
2 : le paralogisme politique qui consiste à se servir de la théorie pour justifier la pratique. Utiliser la thèse de l'infériorité féminine pour justifier le non-accès des femmes aux responsabilités politiques. Utiliser la thèse de l'invariabilité d'Oedipe pour justifier la non-légalité du mariage entre personnes de même sexe. Utiliser la thèse d'une oppression des femmes intrinséquement musulmane (la "barbarie") pour justifier l'exclusion du voile dans l'espace public. Les trois thèses en questions sont probablement fausses, et il importe de démontrer leur fausseté, mais il importe aussi et d'abord de dénoncer l'illégitimité du passage de la théorie à la pratique (le non-sexiste dira : admettons que les femmes sont inférieures, vous n'en déduirez jamais qu'il faut les traiter de telle ou telle façon). Le point est délicat, car une fois qu'on a dénoncé le paralogisme, il faut expliquer pourquoi il est produit néanmoins. On en revient alors à notre point de départ : soit c'est un instinct moral ou une échelle irrationnelle des valeurs qui se sert de la théorie comme d'une justification (bancale), une sorte de parti pris par avance ; soit c'est le système raciste, discriminant, qui absorbe la théorie et la tourne à sa sauce. Il n'y a pas forcément à choisir entre l'un et l'autre, mais il faudrait examiner de quelle manière et dans quelle mesure l'un peut jouer sans l'autre. Réussir à schématiser ce qu'il se passe au juste.
3 : l'injustice elle-même, et la violence, qui est produite par, ou précède et se sert de, ou est le complément de (ne décidons pas encore) ces théories racistes. Pour combattre cette injustice, pour s'élever contre elle, il ne faut pas invoquer les droits de l'homme, mais accepter de ne pas considérer celui qui subit l'injustice et la violence comme un autre, mais se mettre dans sa position, d'une certaine manière. Le considérer comme un sujet, un interlocuteur, un égal. Et revendiquer que tous fassent pareil (c'est justement cela, combattre le racisme). Cela prend idéalement la forme du "nous sommes tous" : nous sommes tous des lycéennes voilées, nous sommes tous des femmes battues, nous sommes tous des Roms, nous sommes tous des Palestiniens, etc.

Repartir sur de nouvelles bases

Imaginons un peuple qui admette l'idée que le "racisme" est mal, inacceptable. Cette admission, qui a pris la forme d'un consensus, s'est accompagnée d'un certain nombre de théories qui expliquaient pourquoi le racisme était mal, et l'expliquaient de façon pragmatique et non dogmatique. Mais ces théories ne sont pas rappelées sans cesse, on ne veut pas mettre leur résultat en discussion, et l'inacceptabilité du racisme est admise comme principe dogmatique. Cela ne semble pas si mal.
Mais nous voyons alors que la valeur négative "racisme" est séparée de son fondement réel. Elle flotte, en quelque sorte, et peut entrer dans des logiques purement idéelles, en perdant pied avec la réalité. En fait, le racisme n'est pas devenu un simple mot, mais un concept formel, qui désigne "une discrimination fondée a priori sur l'appartenance supposée à un groupe humain défini plus ou moins ethniquement".
Imaginons maintenant que le racisme réel, dans notre peuple, ait changé d'objet. Entendons nous : imaginons que des pratiques et des phénomènes empiriques tout à fait semblables à ceux qui ont été auparavant désignés sous le terme de racisme ne soient pas subsumés formellement, par notre peuple, sous le concept de racisme, et ne soient pas compris empiriquement comme racistes. On dira par exemple que la discrimination ne repose pas sur l'appartenance à un groupe mais sur l'incompatibilité d'une pratique culturelle avec le peuple (qui ne veut pas être raciste).
Si l'on entreprend d'analyser ces pratiques à l'aide des théories pragmatiques à l'origine de la condamnation du racisme, il y a des chances pour que l'analogie ou la proximité permettent de les condamner elles aussi.
Mais ces théories ne sont pas prises en compte. Ce qui est répandu largement, à l'échelle du peuple, c'est le mot, et son concept formel. Ce dernier sera alors opposé à toute accusation de racisme, comme prouvant l'absence de pertinence de cette accusation.
Qu'avons-nous alors : des exclusions et des violences d'Etat à l'encontre d'un groupe qui est défini en permanence comme son autre, et néanmoins aucune institution ne reconnaissant ces pratiques comme racistes.
Complexifions un peu le tableau : les discriminations ne sont pas niées en tant que telles, mais il n'y aurait aucune raison de les nier (on reconnait de nombreuses discriminations comme acceptables, en premier lieu la discrimination des racistes, qui peuvent vivre cette discrimination comme une violence, après tout, eux aussi). Elles sont néanmoins niées comme racistes, mais surtout elles sont justifiées par un autre concept formel, celui de "laïcité", qui, lui, a une valeur positive.
Imaginons alors que la laïcité, elle aussi, ait subie une transformation par séparation du mot et de ses bases réelles et pragmatiques. Que le principe ait été admis par consensus, en un temps où sa théorisation permettait d'éviter des exclusions. Mettons que la laïcité ait consisté au départ dans le fait de prendre garde à ce que des opinions relevant d'un groupe particulier au sein de la communauté publique (relevant par exemple d'un parti politique, d'un mouvement religieux...) ne puissent jamais s'imposer au sein d'une institution publique et faire taire le débat. Un principe en somme qui veille à ce que toute opinion particulière puisse être mise en discussion et à ce que nul individu ne soit violenté ou discriminé sur la base de son adhésion ou de sa non-adhésion à une opinion ou à un groupe. Mais imaginons que ce principe ait été renversé en son double négatif, qui a désormais pour fonction de dicter des conduites et d'exclure des individus.
Imaginons en fait que le nouveau racisme réel, qui ne veut pas dire son nom, se soit allié précisément avec le renversement du concept de laïcité pour produire des exclusions. La réunion de ces deux mouvements permettrait alors idéalement d'exclure un groupe du sein de la communauté publique (ce qui en passe par des violences multiples à l'égard des individus de ce groupe), en le définissant comme l'autre de cette communauté et comme ce qui est incompatible avec des valeurs, des pratiques et des identités qui sont (grâce au renversement du concept de laïcité) devenues excluantes, discriminantes et identitaires.
Dans une telle situation, il semblera alors nécessaire de pointer les incohérences de la parole institutionnelle ; de lui mettre le nez dans la texture réelle des principes fondateurs dont elle se prévaut ; et d'en revenir, surtout, aux réalités pragmatiques que nous devons considérer comme intolérables (parce que violentes et injustes) ou nécessaires (parce que permettant un peu d'harmonie dans la communauté publique), et qui doivent être au fondement de nos concepts.

Pour changer

Ce que je ne fais pas d'habitude, une critique à chaud, bordélique et sous forme de notes. Je viens de voir Invasion of the body snatchers, de Don Siegel (1956) (incompréhensiblement traduit : l'invasion des profanateurs de sépulture, mais pas une tombe dans ce film). Je l'ai trouvé absolument fantastique, merveilleux jusque dans ses défauts, ou justement, en bonne part grâce à ses défauts. Il faut dire que ce film semble universellement reconnu, est très largement admis comme un des meilleurs films de science fiction américains qui soient, aujourd'hui encore. Je dois avouer que c'est assez surprenant.

Parce qu'il faut dire une chose, le film ne tient pas debout. Comme s'il n'y avait pas de script, ou bien plus, que plusieurs scénaristes s'étaient partagés le boulot sans se concerter. Rien ne tient debout, jamais, le film est bourré d'incohérences. Et pourtant, de façon assez surprenante pour un film de science-fiction, surtout si l'on devait supposer un amateurisme pareil dans le scénario, il tient parfaitement la route, il n'est presque jamais ridicule, tout est très prenant, fascinant, il y a de nombreuses scènes superbes et l'angoisse est très bien menée. Et en fait, si l'on prend le film comme un tout, avec son prologue et son épilogue, on se rend compte que ses défauts sont indécidables, car le récit principal est en fait rétrospectif, et narré par les personnages, auprès de médecins. On ne peut donc pas savoir si le scénario est incohérent ou si le récit interne au film est volontairement incohérent. La page wikipédia anglophone me dit que ce sont les producteurs qui ont voulu que l'on rajoute ces passages, par souci de ne pas faire une fin trop pessimiste/apocalyptique. Mais si c'est vrai, ils ont aussi créé un dispositif qui absorbait toutes les incohérences dans une cohérence indécidable, c'était un véritable coup de génie.

Il faut assurément voir ce film, qui m'a donné envie de me plonger dans la science-fiction américaine période guerre froide : dans son visuel et dans ses idées il est follement riche et inspirateur, et il est aussi absolument bancal qu'intéressant et très prenant et il fait peur pour de vrai.

27 février 2011

Obsession des listes, deuxième épisode

Films découverts depuis, par approximatif et à ne pas trop prendre à la lettre ordre de préférence :

Les chefs d'oeuvre (en gros) :

L'ange bleu de Josef Von Sternberg (sans commentaires, tout serait vain)
Accatone de Pier Paolo Pasolini (nominé comme meilleur premier film de tous les temps, avec la nuit du chasseur en lice)
Les désaxés de John Huston (chef d'oeuvre absolu)
Les enfants du Paradis de Marcel Carné (chef d'oeuvre, et plutôt deux fois qu'une)
Bonnie and Clyde d'Arthur Penn (chef d'oeuvre absolu)
Que viva Mexico ! de Sergueï M. Eisenstein (titanesque quoi qu'inachevé ; tout ce qu'on dit est vrai)
La folle ingénue d'Ernst Lubitsch (un de mes préférés de lui so far, chef d'oeuvre)
Une autre femme de Woody Allen (chef d'oeuvre)
Venus Noire d'Abdellatif Kechiche (allez, chef d'oeuvre)
Les armes amères de Petra Von Kant de Rainer Werner Fassbinder (sacré chef d'oeuvre)
Cléo de 5 à 7 d'Agnès Varda (plus qu'excellent)
La veuve joyeuse d'Ernst Lubitsch (bis ! bis ! bravo ! bis !)
Le port de l'angoisse d'Howard Hawks (on fait pas mieux)
Oncle Boonmee d'Apitchatpong Weerasethakul (merveilleux, bien entendu, chef d'oeuvre)
Femmes de George Cukor (chef d'oeuvre et décoiffant)
Crimes et délits de Woody Allen (un peu le Woody Allen primordial, magnifique)
Le charme discret de la bourgeoisie de Luis Buñuel, (titre très conforme, dans son ironie même, à ce film hilarant et génial)

Les films formidables :

The Barber de Joel Cohen (formidable, et atrocement déprimant)
Toy Story 3 de Lee Unkrich (c'est sans doute un chef d'oeuvre, au fond, mais comme c'est systématique avec Pixar on se rend plus compte, ça devient commun)
Megavixen de Russ Meyer (hahaha)
Elle et lui de Leo McCarey (splendide, bravo, encore !)
Les 4 cavaliers de l'apocalypse de Vincente Minelli (fort étrange et puissant)
Le ciel peut attendre d'Ersnt Lubitsch (formidable et intrigant, chef d'oeuvre probable, mais à revoir)
Les démons de la liberté de Jules Dassin (excellent, très prometteur, riche, puissant, encore un peu vert, laissez murir)
La fille de la cinquième avenue de Gregory la Cava (bravo, bravo ! encore !)
Mata Hari de George Fitzmaurice (réalisation sans grand intéret, mais Greta, Greta...)
Un conte de Noël, d'Arnaud Despleschin (bon, jusqu'à preuve du contraire, je crois que c'est très bien)
Le Canardeur, de Michael Cimino (yep, that's a movie)
Manhattan de Woody Allen (le film est bon, on a vu mieux, c'est super quand il cesse de parler)
La maison et le monde, de Satyajit Ray (c'est triste le nationalisme...)
La côte d'Adam de George Cukor (film brillant et tendu, un peu engoncé dans l'époque, mais à voir)

Les autres, du vraiment bon mais qui coince pour une raison ou l'autre, jusqu'au raté, mauvais etc. (non classés) :

Eraserhead de David Lynch (mouais, bon, pas mon truc m'enfin c'est sûr c'est original)
Il était une fois de George Cukor (fort étrange scénario, très bonne mise en scène)
Tropical Malady d'Apitchatpong Weerasethakul (plus bizarre que Boonmee, à revoir pour confirmation)
L'affaire al Capone de Roger Corman (pas mal du tout, un brin overdramatic)
Le monde sur un fil de Rainer Werner Fassbinder (un peu les pieds dans le tapis mais bon c'est Fassbinder ça reste quelque chose)
Tamara Drewe de Stephen Frears (un Frears mineur, donc pas mauvais)
Rubber de Quentin Dupieux (marrant quelquefois, surtout prétentieux et un peu bête)
Soleil Vert de Richard Fleischer (ça devait être très bien à l'époque : très beaux moments, très bon globalement mais l'histoire a un peu vieilli ; à la limite du ridicule ce qui n'est pas forcément une mauvaise place)
Piranha 3D d'Alexandre Aja (non mais c'est bien en fait hein, très drôle, instant classic du bis)
Une éducation de Lone Scherfig (y aurait tout pour que ce soit bien, mais c'est vraiment gros...)
Un couple formidable de Lucas Belveaux (bête)
L'homme à la caméra, de Dziga Vertov (peut être un chef d'oeuvre, mais j'ai l'impression que ce qui en hérite c'est le clip et son esthétique 1990's, donc tout ce qui ne va pas)
Traffic de Steven Soderbergh (ça aurait pu être bien)
Batman Begins de Christopher Nolan (ça aurait pu ne pas être aussi grotesque)
Love actually de Richard Curtis(un film parfait dans cette catégorie ça fait bizarre, avouons-le)

06 février 2011

S. J. Gould, "Un siècle de vers", in Quand les poules auront des dents
Michèle le Doeuff, "Galilée ou l'affinité suprême entre le temps et le mouvement", in L'imaginaire Philosophique

Thèse de ces deux essais : Le progrès scientifique naît (au moins parfois) de ce qu'on pourrait qualifier négativement comme un manque de rigueur théorique, ou plus exactement comme un refus de laisser une affirmation non rigoureuse bloquer le travail. Plus positivement, on dira que c'est la décision de ne pas rechercher ce qui est vrai, mais ce sur quoi on peut travailler.

Les deux exemples sont donc Darwin et Galilée, pour lesquels je suis entièrement redevable de la littérature secondaire, qui soutient elle-même cette thèse que je n'invente pas, je ne fais que rapprocher les deux éléments :

Darwin écrit un traité sur l'action des lombric sur les sols de l'Angleterre. Le commentaire de cet essai par Stephen Jay Gould a pour but de faire valoir que les petits traités de Darwin avaient pour fonction d'illustrer et de défendre un grand principe scientifique, celui du traité sur les vers consistant à dire qu'une petite cause répétée sur un temps long peut produire de grands effets. Or Gould argue que c'est ce principe qui est au fondement de l'entreprise évolutionniste darwinienne (c'est déjà le cas de l'évolutionnisme lamarckien mais je suppose que la version darwinienne requiert encore beaucoup plus de temps pour être simplement possible). Mais cela va plus loin, car ce qui est en jeu, c'est comment expliquer un phénomène non répétable et non observable (l'évolution des espèces) ? Si l'on postule une action rapide, une création, des modifications brutales, on ne peut pas décrire cette évolution sans en avoir une observation directe. Mais si l'on postule une action continue et lente, on peut l'observer pendant un temps court et multiplier ces petits effets autant de fois qu'il le faut, par une simple arithmétique. Or le darwinisme classique (à ne pas strictement identifier avec Darwin, qui, de façon analogue à Marx qui n'était pas marxiste, n'était pas darwiniste) se caractérise précisément par le postulat d'un temps long et d'une causalité continue. Stephen Jay Gould cherche justement à remettre ce postulat en question en mettant en valeur l'importance de temps brefs et d'événements à l'échelle géologique qui joue un rôle dans une évolution qui connaît des phases brutales. Il considère néanmoins le postulat darwinien comme éminemment scientifique, comme paradigmatique même, en un sens, de la scientificité, car il n'a pas consisté à choisir l'hypothèse la plus vraie, la plus vraisemblable, la plus élégante, la plus en accord avec les faits, mais simplement l'hypothèse qui lui permettait de travailler. L'hypothèse qui permettait de ne pas se contenter de croire ou d'attendre des résultats qui ne viendraient jamais.

Je suis beaucoup plus court sur le cas Galilée que je connais beaucoup moins. Ce que développe Michèle le Doeuff, elle-même redevable de la littérature spécialisée, c'est que Galilée est sorti des débats classiques en son temps qui disaient que l'accélération de la vitesse de chute était proportionnelle à l'espace parcouru, en établissant qu'elle était proportionnelle au temps de la chute. Et elle suggère qu'il n'a pas fait cela parce que c'était évident (elle cherche à prouver que c'était tout sauf simple ou évident), ni parce que c'était plus conforme aux faits, à l'expérience, ou quoi, mais en partie parce que calculer une accélération proportionnelle à l'espace parcouru aurait nécessité un outillage mathématique inexistant à l'époque de Galilée (ce qui empêchait qu'on vérifie même l'hypothèse) alors qu'il pouvait calculer l'accélération proportionnelle au temps.

30 janvier 2011

Accident mortel

Dans des situations à risque, la position pragmatique dira que ce sont les vivants qui comptent et non les morts. En qu'en conséquence, les décisions doivent être prises en fonction de la situation des vivants, et non au nom d'un respect des morts. Mais qu'en est-il lors d'un accident mortel ? Avant que la mort ne soit officialisée et les morts enterrés, le rescapé conscient et agissant fait face à des corps qui ne peuvent être avec certitude répartis entre le monde des morts et celui des vivants. La perspective pragmatique ne permet pas de considérer qui est mort et qui est vivant "en soi", indépendamment de toute considération subjective des vivants conscients et agissants. Les actions à entreprendre se font donc en ayant en vue des êtres quasi-vivants, quasi-morts. Qui sauver, de qui risquer la vie ? Faut-il abandonner un probablement-mort, si ce probablement-mort est l'être aimé, parce des quasi-vivants encore conscients se plaignent et nous réclament ? Si toutes les circonstances plaident pour la mort de l'être aimé, faut-il admettre cette mort au nom de la vraisemblance, pour sauver des probablement-vivants ?