21 mars 2013

Le troisième homme

Je viens d'avoir une révélation au sujet du problème du troisième homme chez Platon. J'ai à la fois compris le problème, qui me troublait un peu jusque là, compris ce qui me gênait jusqu'à présent en lui, et compris en quoi ce n'est pas du tout un problème pour Platon et ainsi pourquoi il est laissé irrésolu dans le Parménide sans qu'on doive suppose que Platon a changé de doctrine par la suite.
        L'argument du troisième homme est le suivant (je l'expose pour l'instant de manière volontairement confuse) : si l'Idée de l'humain est elle-aussi humaine, alors il doit y avoir une autre Idée de l'humanité partagée par les humains sensibles et l'idée de l'humain. Mais si cette seconde idée elle aussi est humaine, il doit y avoir une troisième idée etc. etc. à l'infini. 
        Dans l'Antiquité il y a deux grandes réponses classiques à ce problème, celle d'Aristote et celle de Plotin. La "solution" d'Aristote consiste à nier que l'humanité soit séparée des humains : elle est simplement présente en eux et on peut l'en abstraire en esprit, la considérer indépendamment des accidents. La "solution" de Plotin, je crois, c'est de nier que l'idée de l'homme soit humaine (ce qui me paraît raisonnable à vrai dire).

Platon ne peut adopter ni l'une ni l'autre de ces "solutions". Il ne peut adopter la réponse aristotélicienne parce que pour lui il est faux qu'à proprement parler la nature de l'humanité soit dans les hommes. Ils participent à elles mais sont toujours plus ou moins humains, des fois ne le sont plus, ou pas encore, ou ne sont plus du tout. Cela pose un problème sémantique : on suppose que tout acte de référence, s'il réussit (c'est-à-dire s'il fait bien référence à quelque chose et n'est pas une parole creuse) doit renvoyer à un être réellement existant, et si le discours qui fait référence est vrai, alors cet être doit avoir les caractéristiques qu'on lui attribue. Or quand on parle de l'humanité, d'une parle on juge que l'on parle bien de quelque chose, il y a bien quelque chose comme l'humanité, et d'autre part on parle de quelque chose de stable, de parfaitement défini, d'éternel et de totalement non-relatif. Cela ne peut donc faire référence à un étant sensible, ou à quelque chose de cet étant, en cet étant, car tout dans le sensible est mouvant, douteux, relatif, temporel, fragile, mal défini, etc. Si le discours sur la nature n'est pas vide alors il doit exister des natures en soi, des Idées, qui sont absolument et éternellement ce qu'elles sont.
        Mais on voit alors pourquoi il ne peut pas adopter la solution plotinienne : pour lui l'Idée a avant tout une fonction épistémologique et sémantique, elle doit donner un référent au discours vrai sur les natures des choses, avant d'avoir une fonction causale et métaphysique. On ne peut pas dire que l'Idée de l'homme n'est pas humaine, sinon elle ne peut pas non-plus être le bon référent.

On a donc un problème mystérieux, obscur, et un peu gênant, et posé par un Platon qui semble privé de moyens de s'en sortir et pourtant a l'air de faire comme si de rien n'était. La solution a mon sens est simple : Platon a raison de faire comme si de rien n'était parce qu'il n'est pas concerné par ce problème. Essayons d'abord de comprendre le problème : sa formulation antique la plus nette doit se trouver dans le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise à la Métaphysique d'Aristote : "Si ce qu'on affirme de plusieurs choses à la fois est distinct de ces choses et subsistant par soi, il y aura, l'humain étant affirmé et des individus et de la forme, un troisième humain distinct et des individus et de la forme. Il y en aura de même un quatrième, etc. et ainsi à l'infini.". On a donc les prémisses suivantes :
1) Ce qu'on affirme de plusieurs choses à la fois est distinct de ces choses et subsistant par soi.
2) Il y a plusieurs humains : plusieurs individus sensibles dont on affirme une nature d'humain.
3) Toute nature de l'humain est humaine.
D'où on tire :
4) Il y a une nature de l'humain distincte des humains sensibles et subsistant par soi (1, 2)
5) Il y a une nature de l'humain distincte du groupe : {humains sensibles et nature de l'humain} et subsistant par soi (1, 3, 4)
6) Il y a une nature de l'humain distincte du groupe {humains sensible, nature 1, nature 2} et subsistant par soi (1, 3, 5) 
etc. et par récurrence : 
7) Il y a une infinité de natures de l'humain (s'il y a n natures de l'humain alors il y a une nature n+1, et il y a au moins une nature de l'humain).

Platon n'est pas concerné par ce problème, parce qu'il n'a aucune raison d'adopter la première prémisse. Ce n'est pas en soi la multiplicité qui lui pose problème, c'est la référence du discours. Pour Platon les Formes ne sont pas des universaux, ne sont pas des prédicats dits de plusieurs, ou des natures générales partagées par les particuliers. Ce sont des entités parfaitement singulières. Ce qui est dit de plusieurs, ce n'est pas l'Idée de l'humain, c'est le prédicat "humain" et surtout c'est le nom "humain". Mais le nom "humain", qui est un universel, n'est pas lui-même humain, pas de problème à ce niveau là.