17 juillet 2010

Pour changer

« Après que les plus hautes autorités religieuses musulmanes ont déclaré que les vêtements qui couvrent la totalité du corps et du visage ne relèvent pas du commandement religieux mais de la tradition, wahhabite (Arabie Saoudite) pour l’un, pachtoune (Afghanistan/Pakistan) pour l’autre, allez-vous continuer à cacher l’intégralité de votre visage ? Ainsi dissimulée au regard d’autrui, vous devez bien vous rendre compte que vous suscitez la défiance et la peur, des enfants comme des adultes. Sommes-nous à ce point méprisables et impurs à vos yeux pour que vous nous refusiez tout contact, toute relation, et jusqu’à la connivence d’un sourire ? Dans une démocratie moderne, où l’on tente d’instaurer transparence et égalité des sexes, vous nous signifiez brutalement que tout ceci n’est pas votre affaire, que les relations avec les autres ne vous concernent pas et que nos combats ne sont pas les vôtres. Alors je m’interroge : pourquoi ne pas gagner les terres saoudiennes ou afghanes où nul ne vous demandera de montrer votre visage, où vos filles seront voilées à leur tour, où votre époux pourra être polygame et vous répudier quand bon lui semble, ce qui fait tant souffrir nombre de femmes là- bas ? En vérité, vous utilisez les libertés démocratiques pour les retourner contre la démocratie. Subversion, provocation ou ignorance, le scandale est moins l’offense de votre rejet que la gifle que vous adressez à toutes vos soeurs opprimées qui, elles, risquent la mort pour jouir enfin des libertés que vous méprisez. C’est aujourd’hui votre choix, mais qui sait si demain vous ne serez pas heureuses de pouvoir en changer. Elles ne le peuvent pas... Pensez-y. »
Elisabeth Badinter, femme de lettres et "philosophe féministe", présidente du conseil de surveillance et détentrice de plus de 10% du capital de Publicis, quatrième groupe mondial de communication. (La déclaration vient du Monde, j'imagine, moi je la tire de ).

Je suis tellement offusqué là, un cap est passé, je me suis dit que je pouvais essayer de faire comme Harold Bernat (qui a l'air d'avoir laissé la main, par lassitude, ces temps-ci), c'est à dire du bon vieux commentaire de texte (mais je n'ai pas son style malheureusement... enfin, c'est un premier essai).
Je commence facile, avec un texte tellement gros que c'en est stupéfiant, mais il faut un début à tout.

Première phrase : Après que les plus hautes autorités religieuses musulmanes ont déclaré que les vêtements qui couvrent la totalité du corps et du visage ne relèvent pas du commandement religieux mais de la tradition, wahhabite (Arabie Saoudite) pour l’un, pachtoune (Afghanistan/Pakistan) pour l’autre, allez-vous continuer à cacher l’intégralité de votre visage ?

Habile confusion de deux problèmes, et première déclaration franchement choquante : d'une part, un fait : les plus hautes autorités religieuses musulmanes (admettons qu'il y ait consensus sur leur identité) ont déclaré que selon eux, la loi ne commandait pas le voile intégral. Soit.
D'autre part, une accusation : Êtes-vous bornées à ce point ?

Qu'est-ce que cela veut dire, concrêtement ? "je suis renseignée, moi, et je sais bien ce que votre religion vous commande, alors ne venez pas me la ramener." Elisabeth peut décider à la place des Françaises voilées ce que leur religion leur dit de faire, et semble s'offusquer d'autre part qu'on suive une "tradition". Une tradition barbare à ce point en tout cas, et tout cela a pour but de dire : "ne cherchez pas d'excuses derrière la religion". Pourquoi ces femmes devraient-elles chercher des excuses, au fait ? Parce qu'elles sont mises en position d'accusées (le discours commence même à la Cicéronienne : pour combien de temps encore allez-vous nous provoquer !). C'était déjà l'étrange logique du gouvernement, qui décide de punir les femmes voilées parce qu'elles sont humiliées et dominées (cf Pierre Tevanian et Jacques Rancière), mais avec Elisabeth Badinter, on a un son de cloche un peu différent, et les femmes sont désignées comme de pures coupables, coupables d'agression (envers les "Français", visiblement). Voyons la suite.

Ainsi dissimulées au regard d’autrui, vous devez bien vous rendre compte que vous suscitez la défiance et la peur, des enfants comme des adultes.

Passons sur le ridicule de l'invocation des enfants ("salopes, vous faites peur aux enfants !, ces innocents !"). Passons aussi sur l'agressivité, qui est constante dans le texte, du "vous devez bien vous rendre compte", pauvres bornées que vous êtes. Examinons donc simplement l'argument dépouillé de ses fioritures : "vous suscitez la défiance et la peur". Admettons le fait lui-même, et réfléchissons à l'utilisation qui en est faite : vous êtes une catégorie exclue de la population, les gens ressentent une animosité globale envers vous, vous leur faites peur DONC vous êtes coupables et devriez avoir honte. Synthétisons : il existe du racisme donc les arabes sont coupables.

Sommes-nous à ce point méprisables et impurs à vos yeux pour que vous nous refusiez tout contact, toute relation, et jusqu’à la connivence d’un sourire ?

1 : Je me sens insultée, donc tu m'insultes.
2 : Sorte de fierté bizarrement placée : tu veux pas me parler, t'as qu'à te barrer.

Dans une démocratie moderne, où l’on tente d’instaurer transparence et égalité des sexes, vous nous signifiez brutalement que tout ceci n’est pas votre affaire, que les relations avec les autres ne vous concernent pas et que nos combats ne sont pas les vôtres.

Alors là c'est magnifique, on a un super exemple de ce que montre Tevanian dans son article "Une révolution conservatrice dans la laïcité" : la transformation tendancieuse des idéaux démocratiques en leur contraire. "Dans une démocratie moderne", donc, on s'attendrait à ce qu'aucun principe ne vienne contraindre les individus dans leurs libertés individuelles. Mais non, il semble au contraire qu'on soit coupable dès qu'on n'agit pas tout à fait conformément à ce qu'imposent les acquis démocratiques, c'est à dire lorsqu'on n'expose pas ses cheveux au vent. En clair : nous on a le droit de montrer nos cheveux, donc tu nous insultes en cachant les tiens.
Deuxième élément, qui lui me chiffone un peu : la "transparence". Alors là il y a de quoi rester perplexe. La transparence est un des fondements de la démocratie ? Sur un plan politique, peut-être, en économie, admettons, mais dans les moeurs ? Depuis quand la démocratie moderne, c'est : personne n'a rien à cacher ? C'était pas plutôt le droit à la vie privée, en opposition aux logiques totalitaires, l'interdiction de l'arrestation ou de la fouille arbitraires (même si en France on n'a toujours pas d'habeas corpus) ?
Troisième élément, que je rappelle une fois de plus pour la route, un simple adverbe : "brutalement", qui établit avec une certitude apodictique que les femmes toutes voilées sont brutales...

Alors je m’interroge : pourquoi ne pas gagner les terres saoudiennes ou afghanes où nul ne vous demandera de montrer votre visage, où vos filles seront voilées à leur tour, où votre époux pourra être polygame et vous répudier quand bon lui semble, ce qui fait tant souffrir nombre de femmes là- bas ?

"Nul ne vous demandera de montrer votre visage" ? Mais qui le demande en réalité, sinon Elisabeth Badinter elle-même ? Qu'est-ce que donc, sinon : "je suis raciste, je vous le fais savoir, donc vous devriez partir..."
Rappel en vrac de la barbarie musulmane, au milieu d'une question rhétorique franchement immonde. C'est tellement vicieux que j'en ai la nausée :
1 : le discours que cela voudrait être : "Puisque vous ne profitez pas de la démocratie (ce qui est un contresens), et puisqu'ici les racistes (dont je suis) vous embêtent, vous seriez mieux dans ces pays. Comme vous ne pouvez pas vouloir y aller, vous vous contredisez, donc vous devez enlever ce voile que nous ne saurions voir."
Le raisonnement est bancal, pour le moins.
2 : le discours, donc, qui est dit en réalité : "de tels comportements sont bons pour les pays barbares, vous êtes différentes de nous et n'avez rien à faire ici".

En vérité, vous utilisez les libertés démocratiques pour les retourner contre la démocratie.

Contre "la démocratie", c'est à dire, si je comprends bien, contre l'obligation de montrer son sourire à tous les passants.
Et ça encore c'est rien. Pensez à la première partie de la phrase et à l'emploi qui y est fait du terme "utiliser". Elle porte une accusation de détournement de principe, d'usurpation. "Vous dénaturez notre démocratie avec vos comportements barbares. On veut bien donner le droit aux gens de faire ce qu'ils veulent, mais pas si ça veut dire faire comme des musulmans." Et oui, donc, c'est purement du racisme.

Subversion, provocation ou ignorance, le scandale est moins l’offense de votre rejet que la gifle que vous adressez à toutes vos soeurs opprimées qui, elles, risquent la mort pour jouir enfin des libertés que vous méprisez.

1 : "Subversion, provocation ou ignorance" ? C'est quoi cette fausse totalisation avec rythme ternaire ? D'où sortent ces choix bidons ?
2 : Au passage, la subversion est évoquée comme mauvaise en soi, visiblement, dans une bonne grosse logique réactionnaire assez surprenante. Bande de punks, va!
3 : Pour comprendre le choix de ces trois choix qui sont visiblement totalement non pertinents, opérons une analogie : pour qui serait-ce des raisons pertinentes ? Des ados qui afficheraient une croix gammée, par exemple, ou mimeraient le fascisme ("J'ai le droit !"). Utilisation de la liberté d'expression par pseudo-volonté subversive, provocation gratuite ou ignorance de ce que ces signes signifient vraiment. On dira alors : songez au mal que vous faites aux gens pour qui ces signes ne sont pas vides. Or, la situation est tout à fait différente ici, le signe niqab n'est PAS vide pour les femmes voilées, elles n'accomplissent PAS une parodie de Soudan en France... Mais Elisabeth n'a pas l'air chaude pour admettre que choisir le voile puisse avoir un sens. Donc adjectifs non-pertinents, mais ça encore, c'est pas bien grave.
4 : "l'offense de votre rejet", le détournement réactionnaire de la démocratie mis à part, j'avoue que cette vertu outrée me fait rire.
5 :"la gifle que vous adressez à toutes vos soeurs opprimées qui, elles, risquent la mort pour jouir enfin des libertés que vous méprisez" Voilà un autre passage bien vicieux, qui joue uniquement sur un flou autour du mot liberté : liberté de la femme vis à vis de la religion, ou liberté démocratique ?
Alors on va déméler tout ça :
- est-ce que les femmes Afghanes se battent pour qu'on se fasse insulter en France quand on porte le voile intégral ? ça serait étonnant.
- est-ce que quelqu'un défend, comme un droit démocratique, celui d'obliger sa femme à se couvrir le visage ? certainement pas (et c'est illégal depuis bien longtemps). D'ailleurs, ce ne semble pas être le problème ici, puisque notre oratrice attribue aux femmes voilées entière responsabilité pour leurs actes, c'est déjà quelque chose.
- est-ce que ne pas montrer son visage, c'est mépriser le droit de le montrer ? non, on l'a déjà dit.
Alors qui est-ce qui gifle, finalement, celle qui vit différemment de la chrétienne moyenne, ou celle qui, dans un nouveau pathétique grotesque ("il y a des femmes qui risquent leur peau, salopes !"), utilise, sans leur demander leur avis, des femmes opprimées d'un pays lointain pour participer à l'oppression de femmes dans son propre pays ?

C’est aujourd’hui votre choix, mais qui sait si demain vous ne serez pas heureuses de pouvoir en changer. Elles ne le peuvent pas... Pensez-y.

Il faut avouer, c'est une belle fin, tout en logique tordue : est-ce qu'Elisabeth Badinter comprend bien le concept de choix ? Entre A et B, vous avez choisi A, mais dans le pays Z, pas de choix, les femmes doivent être A sous peine de mort. Vous êtes donc folles de ne pas choisir B. Et vas-y que je te culpabilise. De même, vous choisissez A mais un jour vous pourriez choisir B, il est donc honteux de votre part de choisir A. Allez comprendre... "Pensons-y", en effet, il y a de quoi être songeur...