13 janvier 2017

Commentaires préliminaires sur la masculinité philosophique - II

Avant de mettre les mains dans le cambouis de la dialectique, pour décrire l'exclusion des femmes, institutionnelle et jamais cessante (exclusion à la fois des communautés philosophique en activité et du canon), je voudrais proposer deux nouvelles pistes concernant la spécificité philosophique de cette sombre affaire. Ce sont des pistes que je ne tire pas tout à fait entièrement de lectures féministes. La première est proprement philosophique, et donc en grande partie personnelle, et la seconde est d'abord sociologique.

Mon premier point concerne ce que j'ai appelé le masculinisme philosophique, soit la tendance systématique des philosophes à produire une théorie philosophique justifiant l'exclusion et/ou la domination des femmes. Je pose la question en philosophe : comment une chose telle que le masculinisme philosophique est-elle possible ? Comment donc pouvons-nous caractériser philosophiquement la philosophie en sorte à expliquer ces égarements, et la philosophie peut-elle sortir indemne d'une telle explication ?

Sur un plan au moins empirique, descriptif, je crois qu'on peut caractériser la philosophie comme la discipline qui prend en charge sur le mode de l'argumentation (ou de l'usage réglé, "rationnel", du langage) les problèmes et les questions pour lesquelles il n'existe pas de méthodologie déjà constituée  - ou qui aborde les questions et problèmes selon un point de vue qui échappe à ce que peuvent en dire les méthodologies constituées. Une philosophe sensée ne va pas venir contester un praticien sur son terrain (sauf à devenir elle-même praticienne en plus de philosophe), mais elle peut contester que le praticien soit en mesure de tout dire sur une question. Que la philosophie traite les problèmes pour lesquels une méthodologie n'est pas déjà constituée signifie aussi que les problèmes dont elle traite ne sont pas déjà constitués, car il faut une méthodologie pour constituer un problème. Le travail philosophique va alors constituer dans l'invention conjointe d'une méthodologie particulière, d'une formulation et précision du problème et de l'espace de ses réponses possibles.

Cela a plusieurs conséquences*. Pour ce qui nous occupe, cela veut dire notamment deux choses :
  1.  Il n'y a aucune question qui puisse échapper à la pieuvre philosophique, aucun domaine, aucune idée. Et donc aucun préjugé que la philosophie ne puisse venir tenter de justifier en raison. Ainsi, même si l'infériorité des femmes (selon quelque critère que ce soit) était un pseudo-fait trop inconsistant pour être pris en charge par une quelconque science, la philosophie pourrait toujours s'en charger**. Elle ne va même cesser de déployer de magnifiques efforts conceptuels, d'Aristote à Lévinas, pour réexplorer la question.
  2. Quoi que l'infériorité féminine soit une Fausseté fondamentale (un universel du faux, transcendant dans sa fausseté les époques et les contextes, fausse au moins depuis la Grèce ancienne), et qu'ainsi non seulement il est en fait réellement impossible de la justifier rationnellement, mais encore toute philosophie de valeur échoue, et se retrouve à son maximum de faiblesse et à son minimum de solidité méthodologique quand elle entreprend de le faire ; en dépit de cela, donc, on ne peut pas apporter strictement et avec assurance la preuve de cette fausseté au philosophe qui la profère. Et quand on le peut, on ne peut pas apporter en même temps la garantie de la validité la preuve.
Autrement dit, et pour résumer, la philosophie est telle qu'elle doit par nature toujours produire, sur toutes sortes de sujets, des discours argumentatifs incertains (incertains en ce sens qu'il ne sont pas garantis par le consensus méthodologique d'une communauté scientifique capable de rappeler à l'ordre le philosophe). Elle offre donc le contexte idéal pour la justification "rationnelle" d'un préjugé ; pour qu'une injustice devienne une partie constitutive de la science dans la pratique de laquelle a lieu cette injustice. C'est ainsi que le discours philosophique lui-même devient misogyne***.

Le deuxième point est une hypothèse sociologique qui comme telle demande à être vérifiée (je me soumets à la compétence des sociologues et statisticiens) et que je crois avoir trouvée dans ce livre : Randall Collins, The Sociology of Philosophies**** : il serait rarissime, voire impossible, d'être un ou une philosophe de quelque importance sans avoir été en contact personnel avec d'autres philosophes majeurs de la génération précédente (des maîtres), et/ou de la même génération (des pairs), et/ou de la génération suivante (des disciples). Par ailleurs, il n'existerait pour ainsi dire pas (à nouveau, sauf aberrations statistiques) de philosophes inconnus découverts rétrospectivement. Il n'existerait pas de génie philosophique solitaire ayant laissé une oeuvre inconnue qui transforme le paysage philosophique une fois découverte. A l'inverse, tout philosophe qui en est venu à avoir quelque importance aurait été en quelque manière connu et reconnu par ses pairs de son vivant (ceux qu'il pouvait considérer comme tel). Bien entendu, cela n'exclurait pas que l'importance du philosophe devienne immense après coup (Nietzsche, Marx), ou à l'inverse un oubli quasi total de gens célèbres (Spencer), ou encore une période d'oubli après laquelle il y aurait redécouverte. Mais cela imposerait une reconnaissance sociale contemporaine. Cela ne va pas de soi : les reconsidérations d’œuvres d'auteurs ou autrices sans la moindre visibilité dans leur champ sont pléthores dans d'autres domaines (Vivian Maier, Lautréamont, Evariste Galois, Lampedusa... en littérature au moins cela est très important). Le livre donne un certain nombre de pistes pour expliquer ce fait, notamment que la pensée philosophique ne semble se développer que sous la forme de la prise de position dans un espace de dialogue et de problème. On pourrait ajouter la prétention immense et bien connue des philosophes, leur affirmation souvent explicite de changer le cours de la pensée voire de l'histoire humaine, et comprendre que cette prétention n'est pas fortuite mais est à un certain point nécessaire pour oser entamer un projet philosophique sérieux c'est-à-dire se lancer dans des affirmations sur la vérité, aux portées immenses, sans avoir la garantie d'une institution et d'une méthodologie.

Tout cela pour suggérer l'idée qu'il y a, dans le cas de la philosophie, un type d'obstacle qui s'ajoute aux obstacles objectifs de type "responsabilité familiale", "difficulté d'accès à l'éducation", "impossibilité de s'inscrire à l'université" etc., et qui serait un obstacle proprement relationnel ou de l'ordre de la convivialité. A supposer qu'une femme parvienne à surmonter, par une série de hasards statistiques et d'efforts intenses, tous les obstacles, il faudrait encore qu'elle puisse être prise au sérieux et traitée sur un pied d'égalité par une communauté de pairs qui, du fait des mêmes obstacles objectifs, est majoritairement ou constitutivement masculine. Autrement dit c'est la camaraderie masculine qui deviendrait le dernier et presque insurmontable obstacle.

Cette hypothèse vaut ce qu'elle vaut, mais je voudrais lui faire rejoindre un témoignage d'une de mes amies sur la socialisation philosophique. En gros, le tableau est le suivant : à la fin du cours, le grand professeur, aspirant grand philosophe, entre en discussion avec les meilleurs élèves masculins. Il les invite à boire un verre où la pensée devient personnelle et qui entraîne un échange de mails. Les femmes ne sont pas invitées à ce verre ou à cet échange de mails, et leurs échanges personnels avec le professeur finissent toujours par être teintés d'une ambiguïté qu'elles ressentent comme une gênante drague. Les femmes finissent par quitter le Grand Cours de Métaphysique pour rejoindre les ateliers de lecture féministe ou les séminaires de philosophie politique tenus par des professeures. C'est une caricature, que j'énonce sans en avoir vécu la moindre part, mais je crois comprendre qu'elle dit quelque chose de ce qui se passe. Tout témoignage est le bienvenu. On trouve par ailleurs, dans les textes de Descartes ou de Leibniz à leurs correspondantes, une forme d'extrême respect qui est une variante du mépris, de mise à l'écart du sérieux du débat et de la réfutation.

Voilà ce que ces deux aspects du problème nous décrivent : la grandeur philosophique est une affaire de participation active et personnelle à un débat dans lequel il faut publiquement prendre parole avec une assurance strictement déraisonnable, et trouver en faisant ainsi une reconnaissance continue au sein d'une camaraderie masculine, tout cela dans le contexte d'une tradition qui ne s'est jamais empêchée de justifier en droit l'exclusion des femmes qu'elle ne cessait en même temps de produire dans les faits, pour rajouter l'insulte à la blessure.


*La conséquence la plus importante philosophiquement je crois, est qu'il est en droit impossible (et en pratique toujours ruineux) de trouver un point fixe à la philosophie, de trouver un point d'accord immobile à partir duquel le débat pourrait avoir lieu. Bien sûr, il y a toujours des points d'accord locaux, des points de départ partagés, des espaces communs de discussion, et surtout tout.e philosophe commence en tenant certaines choses pour acquises, la philosophie ne se crée pas ex-nihilo. Mais néanmoins on ne peut pas instaurer sur l'ensemble du champ philosophique une restriction quelle qu'elle soit, ni sur la méthode, ni sur le langage à adopter, ni sur le mode argumentatif, ni sur la nature de l'activité philosophique ou sur son but, ni sur un fait ou une définition quelconque. C'est ce qui fait aussi qu'il est toujours en droit possible de venir contester un système métaphysique sur la base d'une objection par exemple politique ou linguistique. Il se peut que la contestation échoue, mais on ne peut pas s'en garantir absolument, parce que le discours philosophique en tant que tel reste en droit tout à fait ouvert à n'importe quel angle d'approche. Ainsi, il peut y avoir un discours scientifique ou en général extérieur (sociologique notamment) sur la philosophie, mais il ne peut y avoir de méta-philosophie qui ne soit tout simplement de la philosophie au même titre que le reste. Ce point pourrait justifier dans une certaine mesure les critères de radicalité, compréhension et organicité, nommés dans le top de la philosophie : ensemble, ils énoncent une excellence au regard du caractère indéfiniment ouvert du discours philosophique.

**Malheureusement, le pseudo-fait a le statu quo social derrière lui ce qui a permis à des sciences au statut épistémologique encore flottant (la biologie d'antan, la neurologie de naguère) de se mouiller dans la malheureuse affaire de la misogynie savante.

***C'est  aussi comme ça que lorsqu'un grand philosophe a partie liée avec le nazisme (Heidegger), on ne peut empêcher cette catastrophe de caractériser en retour l'ensemble de son travail, parce que c'est dans la continuité réelle avec sa pensée qu'il en est venu à approuver l'arrivée des Nazis au pouvoir.

****Je ne prétends à absolument aucune compétence sociologique, et je suis trop fainéant et/ou pressé pour ré-ouvrir sérieusement le livre, qui par ailleurs offre une histoire et sociologie quasi-complète de la philosophie, y compris des traditions chinoises, japonaises et indiennes qu'on peut considérer comme philosophiques. Je n'en offre ici qu'un aspect minuscule que j'en ai retenu. Si quelqu'un.e a lu le livre et veut en dire plus, j'en serais vraiment ravi !

04 janvier 2017

Commentaires préliminaires sur la masculinité philosophique - I

Une chose doit sauter aux yeux de toute guerrière et guerrier de la justice sociale dans le top de la philosophie précédent : il ne comporte que des hommes*.

Pire que cela, j'ai honte d'admettre que je ne saurais pas vraiment citer un nom de femme philosophe que je puisse considérer comme philosophe de premier plan au sens défini dans l'article. Bien sûr, cela pourrait en dire davantage sur mon ignorance que sur l'état de la philosophie, surtout pour les XXe et XXIe siècles. Mais je ne crois pas non plus que ce soit de l'ordre de la simple erreur de perspective à corriger. L'apparence d'absence des femmes en philosophie, en particulier quand on quitte les domaines spécifiques (philosophie morale, ou politique, ou du langage, ou de la religion) et qu'on s'intéresse aux penseurs radicaux, organiques, compréhensifs et bouleversants selon les critères de la liste précédente, m'est toujours apparue comme un problème. En deux sens : c'est le signe d'une situation problématique qui, si elle persiste, doit prendre fin, mais c'est aussi un "fait" mystérieux, à la fois difficile à bien comprendre et à bien cerner (il y a apparence d'absence, mais est-ce une simple apparence ?).

J'aimerais pouvoir me contenter de renvoyer à une explication que j'aurais trouvée quelque part. Mais ce n'est pas si simple : depuis que je me suis posé le problème, j'ai trouvé une pluralité d'explications, élaborées par des chercheuses, historiennes, militantes, autrices, très intéressantes, et chacune très fertile et encourageant à l'action. Mais d'une part chacune était en un sens insatisfaisante, et incapable d'expliquer le problème et d'autre part, ce qui est plus important, elles étaient les unes problématiques aux yeux des autres, c'est-à-dire comprenant le problème de plusieurs façons non-directement compatibles, voire contradictoires**. On ne peut donc pas se contenter d'additionner les explications. Face à cela, j'ai une tendance irrépressible à organiser les réponses incompatibles en distinguant différents aspects du problème et en étudiant les rapports (dialectiques) que ces aspects entretiennent.

Il est très très possible que cela ait déjà été fait et qu'il y ait quelque part une explication à faire circuler et à faire connaître. Si cela est le cas, j'aimerais vraiment la référence. Entre temps, je vais tenter d'exposer la situation telle que je l'ai comprise au contact de mes amies, de militantes, et à la lecture de livres abordant le problème sous différents aspects, et tenter de poser les préliminaires à une explication qui pourra s'élaborer collectivement.

Schématiquement, je connais trois tendances explicatives ou en général trois regards sur le problème de la masculinité philosophique. 

La première serait l'étude du masculinisme philosophique, c'est-à-dire de la tendance systématique des philosophes à élaborer une théorie du féminin qui justifie l'exclusion des femmes de domaines cruciaux de l'activité humaine et en particulier de la philosophie (tout en professant parfois une admiration et un amour pour les femmes ainsi remises à leur place). Ce qui serait vraiment amusant, si ce n'était pas si énervant, c'est que cela se fait de façon totalement contradictoire : les penseurs du calcul rationnel ont classiquement assigné les femmes à l'intuition et au sensible, mais il suffit de considérer des penseurs de l'intuition philosophique (Bergson) pour voir apparaître des textes expliquant que les femmes sont les vraies rationalistes calculantes et que les hommes sont davantage au contact de l'intuition. Ce sont les livres de Michèle le Doeuff, L'Etude et le rouet et Le sexe du savoir, qui m'ont les premiers initié à cette étude. Il va de soi que le masculinisme des hommes philosophes ne peut être une explication en lui-même de l'absence apparente des femmes en philosophie, sauf à déjà présupposer que la philosophie est le domaine gardé des hommes. On comprend qu'il puisse avoir un effet repoussoir, mais cela n'est pas suffisant.

La seconde est, assez classiquement, l'étude historique et sociologique des obstacles objectifs, matériels et institutionnels à l'accès des femmes à la philosophie. Cela comprend des aspects très nombreux, depuis l'impossibilité formelle des femmes d'entrer dans une école ou de s'inscrire à l'université, jusqu'à l'assignation familiale normale à la garde des enfants, en passant par le manque d'instruction élémentaire, la morale sociale sexuelle, l'absence de contrôle sur les revenus, le statut de minorité, etc. On voit que tous ces aspects n'ont rien à voir avec la philosophie à proprement parler, ils s'appliquent à énormément de domaines, en fait à tous les domaines socialement valorisés et où les hommes sont prédominants. Cette tendance considère l'absence relative des femmes dans le champ comme une aberration statistique à expliquer, et elle donne les raisons de cette aberration. Le texte le plus poignant que je connaisse dans cette veine est Une chambre à soi de Virginia Woolf, dont je citerais en particulier l'expérience de pensée de "la soeur de Shakespeare", soeur imaginaire dont V. Woolf imagine qu'elle tente d'avoir le même parcours que son frère et rencontre une série d'obstacles sociaux et institutionnels qui finissent par la rendre folle. Je crois qu'on produirait très facilement des expériences de pensée analogues avec la soeur de Socrate, de Thomas d'Aquin ou de Spinoza. L'importance et le caractère déterminant d'une explication de ce genre me semble absolument indéniable. Elle explique en quelque sorte par manière de force brute l'aberration statistique : il est inévitable, vu le contexte social, que les femmes soient statistiquement peu nombreuses dans un domaine comme la philosophie. Mais cela ne semble pas suffire, sur un simple plan statistique. Il y a des époques où l'accès à l'université a été un réquisit indispensable pour être un grand philosophe, mais ce n'est pas vrai de la totalité de l'histoire. A toutes les époques des petites filles ont eu accès à l'instruction suffisante, à la riche bibliothèque de leurs parents, et certaines ont par la suite eu le loisir de poursuivre des activités intellectuelles. Si on prend le roman, par contraste, il semble je crois clair à tout le monde que Mme de Lafayette et Virginia Woolf sont des figures absolument majeures de son histoire. Il doit y avoir quelque chose de particulier à la philosophie, et pas seulement la misogynie de ses acteurs, qui aggrave le problème.

La troisième perspective s'intéresse à la transmission du canon de la philosophie, et tend à prendre le problème de façon très différente : ce ne serait pas qu'il n'y a pas de femmes en philosophie, mais plutôt que les femmes philosophes sont systématiquement effacées des registres de l'histoire. C'est une perspective très importante, qu'il faut prendre très au sérieux. Car si elle est vraie, nous toutes et tous qui posons le problème dans les termes de la deuxième tendance sommes en un sens complices de cet effacement. Et de plus, si elle est vraie elle nous offre les vrais moyens d'une résolution du problème : il faut exhumer les femmes disparues des archives historiques pour retrouver une histoire non-masculine de la philosophie***. Cette perspective a entraîné, que je sache depuis quelques décennies, des travaux historiques dans ce sens, de réhabilitation de figures de femmes philosophes plus ou moins oubliées ou déconsidérées. Voilà ce que je comprends comme étant le résultat de cette entreprise : l'effacement des femmes du canon, la minimisation de leur rôle, est un fait ; mais c'est un fait qui a beaucoup à voir avec une caractéristique plus générale du canon philosophique, qui ne concerne pas proprement la présence ou non des femmes. Cette caractéristique (qui se manifeste d'ailleurs dans la simple idée d'un "top" de la philosophie) c'est la concentration du canon autour de "grands hommes", de grandes figures ayant en quelque sorte une force d'attraction individuelle autour de laquelle gravite le champ philosophique, et par laquelle il se comprend. Or, on n'a pas affaire à un simple effacement des grandes figures féminines. Oui, il y a des philosophes femmes, à de nombreuses époques, oui elles sont importantes et elles sont excessivement snobées par les historien.ne.s, et elles sont certainement intéressantes à étudier. Mais on ne saurait pour autant, même avec la meilleure volonté du monde, présenter une vraie histoire alternative de la philosophie dont les figures majeures, à défaut d'être paritaires, comprendraient du moins des femmes de temps en temps. On n'a pas, je crois, ce phénomène qui apparaît manifeste dans l'histoire de la physique et des sciences contemporaines, des cas de femmes dont les travaux ont été simplement volés, ou dont le Prix Nobel a été attribué à un collaborateur homme. 

Si l'on veut alors parler des femmes dans l'histoire de la philosophie, il faut changer le rapport au canon philosophique lui-même, cesser de tant se concentrer sur les seuls grands hommes pour s'intéresser davantage au travail collectif, aux conditions matérielles de production du savoir, à la circulation des idées et leur transformation dans une époque. On pourra alors faire remarquer par exemple que la correspondance avec Elisabeth est décisive pour l'orientation de la dernière oeuvre de Descartes, ou que Lady Conway a pu contribuer à l'élaboration de la notion de monade par Leibniz. Un livre très intéressant à cet égard entreprend de systématiquement mettre en lien dans l'histoire de la philosophie un grand auteur (homme) avec une femme qui entretient un rapport philosophique important avec lui, soit de discussion, soit d'influence, soit de conflit, etc. (le recueil de Karen J. Warren : An Unconventional History of Western Philosophy). Ce travail est fort intéressant, mais je crois qu'il pose deux problèmes sérieux dans la perspective qui m'occupe ici. D'une part, il n'a en lui-même rien à voir avec le problème de l'absentement des femmes en philosophie. Je veux dire qu'il peut être salutaire de considérer Descartes en même temps que la constellation de ses correspondants et la matérialité de son travail et de la circulation du savoir, mais que parmi les acteurs de cette histoire, les femmes restent hyper-minoritaires. Si on se contente d'ouvrir le canon à la foule des praticiens, les femmes certes apparaissent, mais se retrouvent alors noyées. Si on commence à étudier Anne Conway en France parce que les Platoniciens de Cambridge sont un groupe trop négligés et important pour comprendre le XVIIe siècle, est-ce qu'on ne va pas plutôt étudier Henry More, le plus important des dits Platoniciens ? 

D'autre part, réviser le canon entre en conflit avec ce à quoi je tiens quand je parle de la philosophie et de l'absence en elle des femmes. Il peut être important pour un.e historien.ne de la philosophie de ne pas être aveuglé.e par les grands noms d'auteurs et de replacer les figures dans le contexte de la production collective du savoir ; mais pour moi qui suis philosophe, cela ne m'aide pas vraiment, parce que je tiens au canon tel qu'il est, je crois qu'il est important voire inévitable de se rapporter à l'activité philosophique à travers le travail d'individus qui ont su reconfigurer par leur travail exceptionnel le champ de la pensée. Certes les oeuvres collectives sont également décisives et indispensables, mais même elles se font généralement sur le mode de la discussion interminable de l'oeuvre de référence d'un ou plusieurs premiers grands auteurs. Or c'est dans ce mode de l'activité philosophique, celui auquel je tiens et dans lequel je pense, que les femmes sont absentes. Je pourrais tenir le même propos quant à d'autres formes de révision du canon : par exemple, j'ai suggéré au début que l'absence des femmes était beaucoup moins nette quand on mettait au premier plan un domaine particulier, notamment la philosophie morale et politique, a fortiori le féminisme (ou la philosophie de la relation sociale hommes/femmes). Je suis prêt à entendre que la minimisation de ces champs a à voir avec le masculinisme auquel peut-être je contribue, mais le fait est que je tiens à la philosophie générale et à la métaphysique et à leur valeur proprement philosophique.

Voilà pour ce premier post sur la question. Si d'autres posts suivent, avec j'espère des commentaires des critiques et des contributions, voire des prises de relai par d'autres, je pourrai revenir sur chacun de ces trois aspects (le masculinisme des acteurs, les obstacles moraux, sociaux et institutionnels, et la nature particulière du canon et de l'écriture de son histoire) ; j'essaierai de réfléchir à ce qui en eux est général et vrai d'autres domaines de l'activité humaine, et ce qui est propre à la philosophie ; et je travaillerai à la manière de les faire se réfléchir dialectiquement les uns dans les autres pour offrir un tableau cohérent et complet du problème de l'absence des femmes en philosophie.


Notes :

* Bien qu'on puisse nommer des femmes qui appartiennent aux groupements collectifs : il me vient spontanément, pour le groupement du XVIIe siècle, Lady Anne Conway, et Elisabeth de Bohème ; pour le groupement de l'après-guerre, Hannah Arendt, Simone de Beauvoir, Julia Kristeva et en un sens Simone Weil ; Edith Stein pour la phénoménologie ; Elizabeth Anscombe pour la philosophie analytique ; etc. 

** Pour des raisons à la fois méthodologiques, empiriques, et politiques, je ne veux pas prendre du tout en considération des explications de type essentialiste, portant sur  ce que "les femmes" en tant que telles voudraient ou ce dont "elles" seraient capables sur l'ensemble des 25 siècles d'histoire de la philosophie. Je ne veux même pas rentrer dans le débat, mais dirai simplement que ce genre d'explication, même quand elles sont prudentes et pas purement odieuses, me semblent tout à fait inintéressantes, philosophiquement problématiques, pas du tout concordantes avec les faits, et en général n'expliquent en fait rien, ne font que reproduire le problème.

***Ce processus de falsification des comptes-rendus, de révisionnisme historique à des fins idéologiques, est par ailleurs attesté pour d'autres problèmes. Je crois comprendre en particulier que les comptes-rendus historiques à partir du milieu du XVIIe siècle ont inventé de toutes pièces une histoire de la philosophie proprement européenne ou occidentale, dans laquelle les penseurs européens modernes sont les héritiers directs des penseurs gréco-latins et de la philosophie médiévale chrétienne, alors qu'il était très clair pour tout le monde au moyen-age tardif et à la Renaissance que l'héritage grec se faisait à travers la transmission par l'activité philosophique (et mathématique) du monde Arabe, et que par exemple la reprise chrétienne d'Aristote se faisait en communication et rivalité avec sa reprise musulmane, tout cela ayant été effacé des registres après coup.

03 janvier 2017

Top de la philosophie

A titre d'exercice parfaitement vain et gratuit, sinon stupide, j'ai tenté de constituer ce qui m'apparaissait comme la forme la plus raisonnable d'un "top" de la philosophie. Ce top adopte une perspective dont j'ai conscience qu'elle ne va pas forcément de soi, qui est la perspective de la valuation des philosophes du point de vue de la philosophie elle-même (et forcément de mon point de vue sur la philosophie, par conséquent). C'est-à-dire que je n'essaie pas de rendre compte avant tout de l'impact réel, ou de la transversalité des résultats, ou strictement de la postérité dans la pensée, mais de la grandeur philosophique, du degré de "philosophie" des philosophies en jeu. Je voulais en premier lieu décrire les philosophes les meilleurs, pas forcément ceux avec qui je m'accorde mais ceux qui sont les plus bouleversants du point de vue de l'activité de pensée philosophique. Les critères qui mesurent cette qualité philosophique sont strictement a posteriori, tirés à peu près empiriquement de ma valuation spontanée des philosophes (pour être bien clair sur l'absence totale de rigueur de cet exercice), et pourraient être les suivants : 

radicalité : ce critère est le critère fondamental, pour moi qui viens de la tradition d'enseignement français à tendance historique. La radicalité est définie comme la capacité à poser les problèmes à un niveau profond de remise en cause des présupposés de la pratique ordinaire pour arriver à justifier son discours. Ce qui ne veut pas dire rejeter les présupposés, mais se placer à un niveau radical de la question, jusqu'au point de l'irréfutabilité pour cause de trop grande insaisissabilité des prémisses (insaisissabilité justement pour des raisons de profondeur : quand les hypothèses portent à la fois sur l'ontologie, l'épistémologie, la sémantique, la pratique, etc, il n'y a plus de réfutation exactement possible).

organicité : je dis organicité plutôt que systématicité, pour ne pas imposer la constitution d'un "système" en un sens trop restreint. Mais systématicité pourrait convenir. L'organicité est définie par la capacité des aspects de la philosophie à dépendre les uns des autres ou à se répondre en un tout cohérent et intra-motivé.

compréhension : le mot est employé au sens logique. La compréhension est comprise comme la capacité de la pensée philosophique à embrasser la plus grande diversité du domaine de l'expérience humaine, de la logique à la morale en passant par la vie quotidienne, la théologie, la science, la politique, la nature, etc.

caractère bouleversant : c'est un critère volontairement vague qui est choisi pour son vague afin de comprendre de façon indécidée des notions comme la "nouveauté" (qui se définit mal en elle-même, la nouveauté est souvent constituée après coup par le changement de regard que permet la philosophie bouleversante), ou la "fertilité" (qui est elle aussi à mi-chemin de l'objectif et du subjectif, et n'admet pas de critère net). Est bouleversante la philosophie qui fait penser, qui force à penser, à laquelle face à un problème on tend à revenir comme à une source possible car elle a changé pour nous les possibilités du pensable.

La formulation de ces critères, comme je l'ai dit, se fait a posteriori, après examen de la formulation spontanée, à laquelle je tends à toujours revenir, d'un top 4 des plus grands philosophes, qui le sont donc rétrospectivement selon les 4 critères nommés à l'instant : 

Platon - Aristote - Kant - Hegel 
(dans l'ordre seulement chronologique)

Que ces 4 philosophes répondent (à un point invraisemblable) aux 4 critères nommés, je crois qu'il suffit de considérer sérieusement leur oeuvre pour s'en rendre compte. Mais je voudrais commenter certains aspects du quadrumvirat. Il n'échappera pas qu'on pourrait réécrire les 4 sous la forme de 2 couples de 2, sur une simple base historique : Platon - Aristote ; Kant - Hegel. Dans chacun des couples, en effet, le second a été directement formé à l'école et du vivant du premier. A un certain niveau, cela veut simplement dire cela : vue la grandeur de l'entreprise respective de Platon et de Kant, il n'est pas outre-mesure surprenant qu'elle ait à chaque fois immédiatement entraîné comme son produit corrélatif un répondant d'une grandeur équivalente, tant la pensée philosophique tend à se produire sous la forme d'un répondant. En outre, on peut trouver chez les deux seconds un rapport très important aux deux premiers. Kant entend apporter finalement la preuve de la distinction platonicienne du sensible et de l'intelligible, en même tant qu'il apporte enfin l'explication (bouleversante) de la structure catégorielle du monde qui avait avec Aristote fondée la philosophie classique. Hegel lui aussi constitue son système les yeux rivés sur l'idéalisme platonicien (qu'il accomplit enfin) et sur l'encyclopédisme aristotélicien (qu'il parvient, seul, à égaler en même temps qu'il le bouleverse complètement en prenant la mesure du bouleversement kantien). On peut enfin conférer à la quadrilogie un aspect architectonique sur l'histoire de la philosophie. On peut dire raisonnablement que Platon est celui qui invente la philosophie, en revendiquant l'héritage des Pythagoriciens, de Parménide, d'Héraclite et surtout de Socrate, contre les Sophistes, en défendant la catégorie du savoir contre la réduction à des jeux de langage, la prétention rationnelle contre la circulation des opinions, y compris et surtout dans les domaines politiques, moraux, ou artistiques, le caractère paradigmatique des mathématiques et le travail fondamental sur les concepts et les conditions de la pensée. Aristote, à sa suite, et contre lui à beaucoup d'égard, est celui qui fait la philosophie, qui produit un travail encyclopédique d'absorption de la totalité de l'activité et du savoir humain dans le rationnel, au point qu'aux yeux de nombreuses traditions pendant des siècles de l'histoire de la philosophie, on pouvait considérer que pour l'essentiel la philosophie avait été faite, qu'il s'agissait de la travailler, de la perfectionner, de la discuter, mais sans qu'on ait à quitter (du moins volontairement et consciemment) le cadre de référence mis en place. Kant est celui qui bouleverse la philosophie, qui la révolutionne en transformant décidément le sens de tout énoncé possible à partir de lui, sur la base de toute la révolution dans la pensée philosophique et scientifique qui avait lieu depuis la fin du seizième siècle, mais de manière malgré tout stupéfiante même sur fond de cette histoire. Et Hegel est celui qui, sur le fond du cadre nouveau créé par le geste kantien, et directement contre la perspective kantienne, va achever la philosophie telle qu'elle avait eu lieu jusqu'à lui, lui donner un terme en absorbant dans son système la totalité du monde et la totalité de la rationalité philosophique précédente. Inventer, faire, bouleverser, achever.

Au-delà de ces 4, les choses se compliquent, et il devient moins spontanément tentant pour moi de continuer à simplement lister des auteurs. Je crois qu'on rend mieux compte de la grandeur philosophique en menant parallèlement 3 listes incomplètes, dont une au moins est essentiellement incomplète : une liste des grands moments de l'histoire de la pensée philosophique (qui ont de l'importance avant tout par l'espace de problème et de solution qu'ils définissent, la profondeur des débats en jeu, la fertilité du questionnement collectif et sa capacité à intervenir dans tous les champs, etc.), la liste des grandes écoles de cette pensée (dont on doit considérer que leur grandeur déborde largement celle d'un ou d'une quelconque de leurs auteurs ou autrices, mais qui collectivement forme une pensée qui répond aux 4 critères nommés plus haut), et la liste des philosophes de premier plan (c'est celle-ci au moins qui est essentiellement inachevée, c'est-à-dire non pas simplement incomplète pour des questions d'ignorance mais essentiellement relative à des critères, voire subjective ou arbitraire, variable et circonstancielle, infinissable, sans limite claire).

Parmi les écoles que je connais suffisamment pour reconnaître leurs grandeurs et importances collectives, je peux nommer dans l'Antiquité le stoïcisme et le néo-platonisme, et pour le XXème siècle le matérialisme dialectique, la phénoménologie, la philosophie analytique, et peut-être le pragmatisme.

Parmi les moments majeurs de la pensée que l'enseignement français m'a amené à connaître, je peux nommer la grande invention de la philosophie et des mathématiques grecques, de Parménide à Aristote, le grand moment conjoint de l'empirisme anglais, du rationnalisme cartésien et de l'invention de la physique au XVIIème siècle, l'idéalisme allemand, et le grand moment international (et français en particulier pour la philosophie) du "théorique" en sciences humaines dans l'après seconde guerre mondiale. Il faudrait probablement au moins nommer 3 époques moins bien connues du mainstream, la période hellénistique, la période classique de la pensée de l'ère islamique, et peut-être la scolastique européenne des XIIIème et XIVème siècles, liste non-exhaustive.

Quant aux penseurs de premier plan, Plotin et Descartes me frappent spontanément comme deux auteurs dont la grandeur et l'importance sont immenses, mais qui l'un et l'autre échouent à être suffisamment compréhensif, abandonnent certains aspects de l'expérience (ce qui fait qu'ils trouvent aussi leur place, l'un dans l'immense école néo-platonicienne qu'il inaugure en un sens, l'autre dans la grande époque dont le cartésiannisme est peut-être le centre principal de pensée). Et puis bien sûr, dans aucun ordre particulier, Leibniz, Spinoza, Nietzsche, Marx, Hume, Deleuze, Averroès, Epicure, Augustin, Damascius, Whitehead, Duns Scot, Thomas d'Aquin, Wittgenstein, Husserl, Peirce, Locke, Bergson, etc.