03 janvier 2017

Top de la philosophie

A titre d'exercice parfaitement vain et gratuit, sinon stupide, j'ai tenté de constituer ce qui m'apparaissait comme la forme la plus raisonnable d'un "top" de la philosophie. Ce top adopte une perspective dont j'ai conscience qu'elle ne va pas forcément de soi, qui est la perspective de la valuation des philosophes du point de vue de la philosophie elle-même (et forcément de mon point de vue sur la philosophie, par conséquent). C'est-à-dire que je n'essaie pas de rendre compte avant tout de l'impact réel, ou de la transversalité des résultats, ou strictement de la postérité dans la pensée, mais de la grandeur philosophique, du degré de "philosophie" des philosophies en jeu. Je voulais en premier lieu décrire les philosophes les meilleurs, pas forcément ceux avec qui je m'accorde mais ceux qui sont les plus bouleversants du point de vue de l'activité de pensée philosophique. Les critères qui mesurent cette qualité philosophique sont strictement a posteriori, tirés à peu près empiriquement de ma valuation spontanée des philosophes (pour être bien clair sur l'absence totale de rigueur de cet exercice), et pourraient être les suivants : 

radicalité : ce critère est le critère fondamental, pour moi qui viens de la tradition d'enseignement français à tendance historique. La radicalité est définie comme la capacité à poser les problèmes à un niveau profond de remise en cause des présupposés de la pratique ordinaire pour arriver à justifier son discours. Ce qui ne veut pas dire rejeter les présupposés, mais se placer à un niveau radical de la question, jusqu'au point de l'irréfutabilité pour cause de trop grande insaisissabilité des prémisses (insaisissabilité justement pour des raisons de profondeur : quand les hypothèses portent à la fois sur l'ontologie, l'épistémologie, la sémantique, la pratique, etc, il n'y a plus de réfutation exactement possible).

organicité : je dis organicité plutôt que systématicité, pour ne pas imposer la constitution d'un "système" en un sens trop restreint. Mais systématicité pourrait convenir. L'organicité est définie par la capacité des aspects de la philosophie à dépendre les uns des autres ou à se répondre en un tout cohérent et intra-motivé.

compréhension : le mot est employé au sens logique. La compréhension est comprise comme la capacité de la pensée philosophique à embrasser la plus grande diversité du domaine de l'expérience humaine, de la logique à la morale en passant par la vie quotidienne, la théologie, la science, la politique, la nature, etc.

caractère bouleversant : c'est un critère volontairement vague qui est choisi pour son vague afin de comprendre de façon indécidée des notions comme la "nouveauté" (qui se définit mal en elle-même, la nouveauté est souvent constituée après coup par le changement de regard que permet la philosophie bouleversante), ou la "fertilité" (qui est elle aussi à mi-chemin de l'objectif et du subjectif, et n'admet pas de critère net). Est bouleversante la philosophie qui fait penser, qui force à penser, à laquelle face à un problème on tend à revenir comme à une source possible car elle a changé pour nous les possibilités du pensable.

La formulation de ces critères, comme je l'ai dit, se fait a posteriori, après examen de la formulation spontanée, à laquelle je tends à toujours revenir, d'un top 4 des plus grands philosophes, qui le sont donc rétrospectivement selon les 4 critères nommés à l'instant : 

Platon - Aristote - Kant - Hegel 
(dans l'ordre seulement chronologique)

Que ces 4 philosophes répondent (à un point invraisemblable) aux 4 critères nommés, je crois qu'il suffit de considérer sérieusement leur oeuvre pour s'en rendre compte. Mais je voudrais commenter certains aspects du quadrumvirat. Il n'échappera pas qu'on pourrait réécrire les 4 sous la forme de 2 couples de 2, sur une simple base historique : Platon - Aristote ; Kant - Hegel. Dans chacun des couples, en effet, le second a été directement formé à l'école et du vivant du premier. A un certain niveau, cela veut simplement dire cela : vue la grandeur de l'entreprise respective de Platon et de Kant, il n'est pas outre-mesure surprenant qu'elle ait à chaque fois immédiatement entraîné comme son produit corrélatif un répondant d'une grandeur équivalente, tant la pensée philosophique tend à se produire sous la forme d'un répondant. En outre, on peut trouver chez les deux seconds un rapport très important aux deux premiers. Kant entend apporter finalement la preuve de la distinction platonicienne du sensible et de l'intelligible, en même tant qu'il apporte enfin l'explication (bouleversante) de la structure catégorielle du monde qui avait avec Aristote fondée la philosophie classique. Hegel lui aussi constitue son système les yeux rivés sur l'idéalisme platonicien (qu'il accomplit enfin) et sur l'encyclopédisme aristotélicien (qu'il parvient, seul, à égaler en même temps qu'il le bouleverse complètement en prenant la mesure du bouleversement kantien). On peut enfin conférer à la quadrilogie un aspect architectonique sur l'histoire de la philosophie. On peut dire raisonnablement que Platon est celui qui invente la philosophie, en revendiquant l'héritage des Pythagoriciens, de Parménide, d'Héraclite et surtout de Socrate, contre les Sophistes, en défendant la catégorie du savoir contre la réduction à des jeux de langage, la prétention rationnelle contre la circulation des opinions, y compris et surtout dans les domaines politiques, moraux, ou artistiques, le caractère paradigmatique des mathématiques et le travail fondamental sur les concepts et les conditions de la pensée. Aristote, à sa suite, et contre lui à beaucoup d'égard, est celui qui fait la philosophie, qui produit un travail encyclopédique d'absorption de la totalité de l'activité et du savoir humain dans le rationnel, au point qu'aux yeux de nombreuses traditions pendant des siècles de l'histoire de la philosophie, on pouvait considérer que pour l'essentiel la philosophie avait été faite, qu'il s'agissait de la travailler, de la perfectionner, de la discuter, mais sans qu'on ait à quitter (du moins volontairement et consciemment) le cadre de référence mis en place. Kant est celui qui bouleverse la philosophie, qui la révolutionne en transformant décidément le sens de tout énoncé possible à partir de lui, sur la base de toute la révolution dans la pensée philosophique et scientifique qui avait lieu depuis la fin du seizième siècle, mais de manière malgré tout stupéfiante même sur fond de cette histoire. Et Hegel est celui qui, sur le fond du cadre nouveau créé par le geste kantien, et directement contre la perspective kantienne, va achever la philosophie telle qu'elle avait eu lieu jusqu'à lui, lui donner un terme en absorbant dans son système la totalité du monde et la totalité de la rationalité philosophique précédente. Inventer, faire, bouleverser, achever.

Au-delà de ces 4, les choses se compliquent, et il devient moins spontanément tentant pour moi de continuer à simplement lister des auteurs. Je crois qu'on rend mieux compte de la grandeur philosophique en menant parallèlement 3 listes incomplètes, dont une au moins est essentiellement incomplète : une liste des grands moments de l'histoire de la pensée philosophique (qui ont de l'importance avant tout par l'espace de problème et de solution qu'ils définissent, la profondeur des débats en jeu, la fertilité du questionnement collectif et sa capacité à intervenir dans tous les champs, etc.), la liste des grandes écoles de cette pensée (dont on doit considérer que leur grandeur déborde largement celle d'un ou d'une quelconque de leurs auteurs ou autrices, mais qui collectivement forme une pensée qui répond aux 4 critères nommés plus haut), et la liste des philosophes de premier plan (c'est celle-ci au moins qui est essentiellement inachevée, c'est-à-dire non pas simplement incomplète pour des questions d'ignorance mais essentiellement relative à des critères, voire subjective ou arbitraire, variable et circonstancielle, infinissable, sans limite claire).

Parmi les écoles que je connais suffisamment pour reconnaître leurs grandeurs et importances collectives, je peux nommer dans l'Antiquité le stoïcisme et le néo-platonisme, et pour le XXème siècle le matérialisme dialectique, la phénoménologie, la philosophie analytique, et peut-être le pragmatisme.

Parmi les moments majeurs de la pensée que l'enseignement français m'a amené à connaître, je peux nommer la grande invention de la philosophie et des mathématiques grecques, de Parménide à Aristote, le grand moment conjoint de l'empirisme anglais, du rationnalisme cartésien et de l'invention de la physique au XVIIème siècle, l'idéalisme allemand, et le grand moment international (et français en particulier pour la philosophie) du "théorique" en sciences humaines dans l'après seconde guerre mondiale. Il faudrait probablement au moins nommer 3 époques moins bien connues du mainstream, la période hellénistique, la période classique de la pensée de l'ère islamique, et peut-être la scolastique européenne des XIIIème et XIVème siècles, liste non-exhaustive.

Quant aux penseurs de premier plan, Plotin et Descartes me frappent spontanément comme deux auteurs dont la grandeur et l'importance sont immenses, mais qui l'un et l'autre échouent à être suffisamment compréhensif, abandonnent certains aspects de l'expérience (ce qui fait qu'ils trouvent aussi leur place, l'un dans l'immense école néo-platonicienne qu'il inaugure en un sens, l'autre dans la grande époque dont le cartésiannisme est peut-être le centre principal de pensée). Et puis bien sûr, dans aucun ordre particulier, Leibniz, Spinoza, Nietzsche, Marx, Hume, Deleuze, Averroès, Epicure, Augustin, Damascius, Whitehead, Duns Scot, Thomas d'Aquin, Wittgenstein, Husserl, Peirce, Locke, Bergson, etc.

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