13 janvier 2017

Commentaires préliminaires sur la masculinité philosophique - II

Avant de mettre les mains dans le cambouis de la dialectique, pour décrire l'exclusion des femmes, institutionnelle et jamais cessante (exclusion à la fois des communautés philosophique en activité et du canon), je voudrais proposer deux nouvelles pistes concernant la spécificité philosophique de cette sombre affaire. Ce sont des pistes que je ne tire pas tout à fait entièrement de lectures féministes. La première est proprement philosophique, et donc en grande partie personnelle, et la seconde est d'abord sociologique.

Mon premier point concerne ce que j'ai appelé le masculinisme philosophique, soit la tendance systématique des philosophes à produire une théorie philosophique justifiant l'exclusion et/ou la domination des femmes. Je pose la question en philosophe : comment une chose telle que le masculinisme philosophique est-elle possible ? Comment donc pouvons-nous caractériser philosophiquement la philosophie en sorte à expliquer ces égarements, et la philosophie peut-elle sortir indemne d'une telle explication ?

Sur un plan au moins empirique, descriptif, je crois qu'on peut caractériser la philosophie comme la discipline qui prend en charge sur le mode de l'argumentation (ou de l'usage réglé, "rationnel", du langage) les problèmes et les questions pour lesquelles il n'existe pas de méthodologie déjà constituée  - ou qui aborde les questions et problèmes selon un point de vue qui échappe à ce que peuvent en dire les méthodologies constituées. Une philosophe sensée ne va pas venir contester un praticien sur son terrain (sauf à devenir elle-même praticienne en plus de philosophe), mais elle peut contester que le praticien soit en mesure de tout dire sur une question. Que la philosophie traite les problèmes pour lesquels une méthodologie n'est pas déjà constituée signifie aussi que les problèmes dont elle traite ne sont pas déjà constitués, car il faut une méthodologie pour constituer un problème. Le travail philosophique va alors constituer dans l'invention conjointe d'une méthodologie particulière, d'une formulation et précision du problème et de l'espace de ses réponses possibles.

Cela a plusieurs conséquences*. Pour ce qui nous occupe, cela veut dire notamment deux choses :
  1.  Il n'y a aucune question qui puisse échapper à la pieuvre philosophique, aucun domaine, aucune idée. Et donc aucun préjugé que la philosophie ne puisse venir tenter de justifier en raison. Ainsi, même si l'infériorité des femmes (selon quelque critère que ce soit) était un pseudo-fait trop inconsistant pour être pris en charge par une quelconque science, la philosophie pourrait toujours s'en charger**. Elle ne va même cesser de déployer de magnifiques efforts conceptuels, d'Aristote à Lévinas, pour réexplorer la question.
  2. Quoi que l'infériorité féminine soit une Fausseté fondamentale (un universel du faux, transcendant dans sa fausseté les époques et les contextes, fausse au moins depuis la Grèce ancienne), et qu'ainsi non seulement il est en fait réellement impossible de la justifier rationnellement, mais encore toute philosophie de valeur échoue, et se retrouve à son maximum de faiblesse et à son minimum de solidité méthodologique quand elle entreprend de le faire ; en dépit de cela, donc, on ne peut pas apporter strictement et avec assurance la preuve de cette fausseté au philosophe qui la profère. Et quand on le peut, on ne peut pas apporter en même temps la garantie de la validité la preuve.
Autrement dit, et pour résumer, la philosophie est telle qu'elle doit par nature toujours produire, sur toutes sortes de sujets, des discours argumentatifs incertains (incertains en ce sens qu'il ne sont pas garantis par le consensus méthodologique d'une communauté scientifique capable de rappeler à l'ordre le philosophe). Elle offre donc le contexte idéal pour la justification "rationnelle" d'un préjugé ; pour qu'une injustice devienne une partie constitutive de la science dans la pratique de laquelle a lieu cette injustice. C'est ainsi que le discours philosophique lui-même devient misogyne***.

Le deuxième point est une hypothèse sociologique qui comme telle demande à être vérifiée (je me soumets à la compétence des sociologues et statisticiens) et que je crois avoir trouvée dans ce livre : Randall Collins, The Sociology of Philosophies**** : il serait rarissime, voire impossible, d'être un ou une philosophe de quelque importance sans avoir été en contact personnel avec d'autres philosophes majeurs de la génération précédente (des maîtres), et/ou de la même génération (des pairs), et/ou de la génération suivante (des disciples). Par ailleurs, il n'existerait pour ainsi dire pas (à nouveau, sauf aberrations statistiques) de philosophes inconnus découverts rétrospectivement. Il n'existerait pas de génie philosophique solitaire ayant laissé une oeuvre inconnue qui transforme le paysage philosophique une fois découverte. A l'inverse, tout philosophe qui en est venu à avoir quelque importance aurait été en quelque manière connu et reconnu par ses pairs de son vivant (ceux qu'il pouvait considérer comme tel). Bien entendu, cela n'exclurait pas que l'importance du philosophe devienne immense après coup (Nietzsche, Marx), ou à l'inverse un oubli quasi total de gens célèbres (Spencer), ou encore une période d'oubli après laquelle il y aurait redécouverte. Mais cela imposerait une reconnaissance sociale contemporaine. Cela ne va pas de soi : les reconsidérations d’œuvres d'auteurs ou autrices sans la moindre visibilité dans leur champ sont pléthores dans d'autres domaines (Vivian Maier, Lautréamont, Evariste Galois, Lampedusa... en littérature au moins cela est très important). Le livre donne un certain nombre de pistes pour expliquer ce fait, notamment que la pensée philosophique ne semble se développer que sous la forme de la prise de position dans un espace de dialogue et de problème. On pourrait ajouter la prétention immense et bien connue des philosophes, leur affirmation souvent explicite de changer le cours de la pensée voire de l'histoire humaine, et comprendre que cette prétention n'est pas fortuite mais est à un certain point nécessaire pour oser entamer un projet philosophique sérieux c'est-à-dire se lancer dans des affirmations sur la vérité, aux portées immenses, sans avoir la garantie d'une institution et d'une méthodologie.

Tout cela pour suggérer l'idée qu'il y a, dans le cas de la philosophie, un type d'obstacle qui s'ajoute aux obstacles objectifs de type "responsabilité familiale", "difficulté d'accès à l'éducation", "impossibilité de s'inscrire à l'université" etc., et qui serait un obstacle proprement relationnel ou de l'ordre de la convivialité. A supposer qu'une femme parvienne à surmonter, par une série de hasards statistiques et d'efforts intenses, tous les obstacles, il faudrait encore qu'elle puisse être prise au sérieux et traitée sur un pied d'égalité par une communauté de pairs qui, du fait des mêmes obstacles objectifs, est majoritairement ou constitutivement masculine. Autrement dit c'est la camaraderie masculine qui deviendrait le dernier et presque insurmontable obstacle.

Cette hypothèse vaut ce qu'elle vaut, mais je voudrais lui faire rejoindre un témoignage d'une de mes amies sur la socialisation philosophique. En gros, le tableau est le suivant : à la fin du cours, le grand professeur, aspirant grand philosophe, entre en discussion avec les meilleurs élèves masculins. Il les invite à boire un verre où la pensée devient personnelle et qui entraîne un échange de mails. Les femmes ne sont pas invitées à ce verre ou à cet échange de mails, et leurs échanges personnels avec le professeur finissent toujours par être teintés d'une ambiguïté qu'elles ressentent comme une gênante drague. Les femmes finissent par quitter le Grand Cours de Métaphysique pour rejoindre les ateliers de lecture féministe ou les séminaires de philosophie politique tenus par des professeures. C'est une caricature, que j'énonce sans en avoir vécu la moindre part, mais je crois comprendre qu'elle dit quelque chose de ce qui se passe. Tout témoignage est le bienvenu. On trouve par ailleurs, dans les textes de Descartes ou de Leibniz à leurs correspondantes, une forme d'extrême respect qui est une variante du mépris, de mise à l'écart du sérieux du débat et de la réfutation.

Voilà ce que ces deux aspects du problème nous décrivent : la grandeur philosophique est une affaire de participation active et personnelle à un débat dans lequel il faut publiquement prendre parole avec une assurance strictement déraisonnable, et trouver en faisant ainsi une reconnaissance continue au sein d'une camaraderie masculine, tout cela dans le contexte d'une tradition qui ne s'est jamais empêchée de justifier en droit l'exclusion des femmes qu'elle ne cessait en même temps de produire dans les faits, pour rajouter l'insulte à la blessure.


*La conséquence la plus importante philosophiquement je crois, est qu'il est en droit impossible (et en pratique toujours ruineux) de trouver un point fixe à la philosophie, de trouver un point d'accord immobile à partir duquel le débat pourrait avoir lieu. Bien sûr, il y a toujours des points d'accord locaux, des points de départ partagés, des espaces communs de discussion, et surtout tout.e philosophe commence en tenant certaines choses pour acquises, la philosophie ne se crée pas ex-nihilo. Mais néanmoins on ne peut pas instaurer sur l'ensemble du champ philosophique une restriction quelle qu'elle soit, ni sur la méthode, ni sur le langage à adopter, ni sur le mode argumentatif, ni sur la nature de l'activité philosophique ou sur son but, ni sur un fait ou une définition quelconque. C'est ce qui fait aussi qu'il est toujours en droit possible de venir contester un système métaphysique sur la base d'une objection par exemple politique ou linguistique. Il se peut que la contestation échoue, mais on ne peut pas s'en garantir absolument, parce que le discours philosophique en tant que tel reste en droit tout à fait ouvert à n'importe quel angle d'approche. Ainsi, il peut y avoir un discours scientifique ou en général extérieur (sociologique notamment) sur la philosophie, mais il ne peut y avoir de méta-philosophie qui ne soit tout simplement de la philosophie au même titre que le reste. Ce point pourrait justifier dans une certaine mesure les critères de radicalité, compréhension et organicité, nommés dans le top de la philosophie : ensemble, ils énoncent une excellence au regard du caractère indéfiniment ouvert du discours philosophique.

**Malheureusement, le pseudo-fait a le statu quo social derrière lui ce qui a permis à des sciences au statut épistémologique encore flottant (la biologie d'antan, la neurologie de naguère) de se mouiller dans la malheureuse affaire de la misogynie savante.

***C'est  aussi comme ça que lorsqu'un grand philosophe a partie liée avec le nazisme (Heidegger), on ne peut empêcher cette catastrophe de caractériser en retour l'ensemble de son travail, parce que c'est dans la continuité réelle avec sa pensée qu'il en est venu à approuver l'arrivée des Nazis au pouvoir.

****Je ne prétends à absolument aucune compétence sociologique, et je suis trop fainéant et/ou pressé pour ré-ouvrir sérieusement le livre, qui par ailleurs offre une histoire et sociologie quasi-complète de la philosophie, y compris des traditions chinoises, japonaises et indiennes qu'on peut considérer comme philosophiques. Je n'en offre ici qu'un aspect minuscule que j'en ai retenu. Si quelqu'un.e a lu le livre et veut en dire plus, j'en serais vraiment ravi !

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