04 janvier 2017

Commentaires préliminaires sur la masculinité philosophique - I

Une chose doit sauter aux yeux de toute guerrière et guerrier de la justice sociale dans le top de la philosophie précédent : il ne comporte que des hommes*.

Pire que cela, j'ai honte d'admettre que je ne saurais pas vraiment citer un nom de femme philosophe que je puisse considérer comme philosophe de premier plan au sens défini dans l'article. Bien sûr, cela pourrait en dire davantage sur mon ignorance que sur l'état de la philosophie, surtout pour les XXe et XXIe siècles. Mais je ne crois pas non plus que ce soit de l'ordre de la simple erreur de perspective à corriger. L'apparence d'absence des femmes en philosophie, en particulier quand on quitte les domaines spécifiques (philosophie morale, ou politique, ou du langage, ou de la religion) et qu'on s'intéresse aux penseurs radicaux, organiques, compréhensifs et bouleversants selon les critères de la liste précédente, m'est toujours apparue comme un problème. En deux sens : c'est le signe d'une situation problématique qui, si elle persiste, doit prendre fin, mais c'est aussi un "fait" mystérieux, à la fois difficile à bien comprendre et à bien cerner (il y a apparence d'absence, mais est-ce une simple apparence ?).

J'aimerais pouvoir me contenter de renvoyer à une explication que j'aurais trouvée quelque part. Mais ce n'est pas si simple : depuis que je me suis posé le problème, j'ai trouvé une pluralité d'explications, élaborées par des chercheuses, historiennes, militantes, autrices, très intéressantes, et chacune très fertile et encourageant à l'action. Mais d'une part chacune était en un sens insatisfaisante, et incapable d'expliquer le problème et d'autre part, ce qui est plus important, elles étaient les unes problématiques aux yeux des autres, c'est-à-dire comprenant le problème de plusieurs façons non-directement compatibles, voire contradictoires**. On ne peut donc pas se contenter d'additionner les explications. Face à cela, j'ai une tendance irrépressible à organiser les réponses incompatibles en distinguant différents aspects du problème et en étudiant les rapports (dialectiques) que ces aspects entretiennent.

Il est très très possible que cela ait déjà été fait et qu'il y ait quelque part une explication à faire circuler et à faire connaître. Si cela est le cas, j'aimerais vraiment la référence. Entre temps, je vais tenter d'exposer la situation telle que je l'ai comprise au contact de mes amies, de militantes, et à la lecture de livres abordant le problème sous différents aspects, et tenter de poser les préliminaires à une explication qui pourra s'élaborer collectivement.

Schématiquement, je connais trois tendances explicatives ou en général trois regards sur le problème de la masculinité philosophique. 

La première serait l'étude du masculinisme philosophique, c'est-à-dire de la tendance systématique des philosophes à élaborer une théorie du féminin qui justifie l'exclusion des femmes de domaines cruciaux de l'activité humaine et en particulier de la philosophie (tout en professant parfois une admiration et un amour pour les femmes ainsi remises à leur place). Ce qui serait vraiment amusant, si ce n'était pas si énervant, c'est que cela se fait de façon totalement contradictoire : les penseurs du calcul rationnel ont classiquement assigné les femmes à l'intuition et au sensible, mais il suffit de considérer des penseurs de l'intuition philosophique (Bergson) pour voir apparaître des textes expliquant que les femmes sont les vraies rationalistes calculantes et que les hommes sont davantage au contact de l'intuition. Ce sont les livres de Michèle le Doeuff, L'Etude et le rouet et Le sexe du savoir, qui m'ont les premiers initié à cette étude. Il va de soi que le masculinisme des hommes philosophes ne peut être une explication en lui-même de l'absence apparente des femmes en philosophie, sauf à déjà présupposer que la philosophie est le domaine gardé des hommes. On comprend qu'il puisse avoir un effet repoussoir, mais cela n'est pas suffisant.

La seconde est, assez classiquement, l'étude historique et sociologique des obstacles objectifs, matériels et institutionnels à l'accès des femmes à la philosophie. Cela comprend des aspects très nombreux, depuis l'impossibilité formelle des femmes d'entrer dans une école ou de s'inscrire à l'université, jusqu'à l'assignation familiale normale à la garde des enfants, en passant par le manque d'instruction élémentaire, la morale sociale sexuelle, l'absence de contrôle sur les revenus, le statut de minorité, etc. On voit que tous ces aspects n'ont rien à voir avec la philosophie à proprement parler, ils s'appliquent à énormément de domaines, en fait à tous les domaines socialement valorisés et où les hommes sont prédominants. Cette tendance considère l'absence relative des femmes dans le champ comme une aberration statistique à expliquer, et elle donne les raisons de cette aberration. Le texte le plus poignant que je connaisse dans cette veine est Une chambre à soi de Virginia Woolf, dont je citerais en particulier l'expérience de pensée de "la soeur de Shakespeare", soeur imaginaire dont V. Woolf imagine qu'elle tente d'avoir le même parcours que son frère et rencontre une série d'obstacles sociaux et institutionnels qui finissent par la rendre folle. Je crois qu'on produirait très facilement des expériences de pensée analogues avec la soeur de Socrate, de Thomas d'Aquin ou de Spinoza. L'importance et le caractère déterminant d'une explication de ce genre me semble absolument indéniable. Elle explique en quelque sorte par manière de force brute l'aberration statistique : il est inévitable, vu le contexte social, que les femmes soient statistiquement peu nombreuses dans un domaine comme la philosophie. Mais cela ne semble pas suffire, sur un simple plan statistique. Il y a des époques où l'accès à l'université a été un réquisit indispensable pour être un grand philosophe, mais ce n'est pas vrai de la totalité de l'histoire. A toutes les époques des petites filles ont eu accès à l'instruction suffisante, à la riche bibliothèque de leurs parents, et certaines ont par la suite eu le loisir de poursuivre des activités intellectuelles. Si on prend le roman, par contraste, il semble je crois clair à tout le monde que Mme de Lafayette et Virginia Woolf sont des figures absolument majeures de son histoire. Il doit y avoir quelque chose de particulier à la philosophie, et pas seulement la misogynie de ses acteurs, qui aggrave le problème.

La troisième perspective s'intéresse à la transmission du canon de la philosophie, et tend à prendre le problème de façon très différente : ce ne serait pas qu'il n'y a pas de femmes en philosophie, mais plutôt que les femmes philosophes sont systématiquement effacées des registres de l'histoire. C'est une perspective très importante, qu'il faut prendre très au sérieux. Car si elle est vraie, nous toutes et tous qui posons le problème dans les termes de la deuxième tendance sommes en un sens complices de cet effacement. Et de plus, si elle est vraie elle nous offre les vrais moyens d'une résolution du problème : il faut exhumer les femmes disparues des archives historiques pour retrouver une histoire non-masculine de la philosophie***. Cette perspective a entraîné, que je sache depuis quelques décennies, des travaux historiques dans ce sens, de réhabilitation de figures de femmes philosophes plus ou moins oubliées ou déconsidérées. Voilà ce que je comprends comme étant le résultat de cette entreprise : l'effacement des femmes du canon, la minimisation de leur rôle, est un fait ; mais c'est un fait qui a beaucoup à voir avec une caractéristique plus générale du canon philosophique, qui ne concerne pas proprement la présence ou non des femmes. Cette caractéristique (qui se manifeste d'ailleurs dans la simple idée d'un "top" de la philosophie) c'est la concentration du canon autour de "grands hommes", de grandes figures ayant en quelque sorte une force d'attraction individuelle autour de laquelle gravite le champ philosophique, et par laquelle il se comprend. Or, on n'a pas affaire à un simple effacement des grandes figures féminines. Oui, il y a des philosophes femmes, à de nombreuses époques, oui elles sont importantes et elles sont excessivement snobées par les historien.ne.s, et elles sont certainement intéressantes à étudier. Mais on ne saurait pour autant, même avec la meilleure volonté du monde, présenter une vraie histoire alternative de la philosophie dont les figures majeures, à défaut d'être paritaires, comprendraient du moins des femmes de temps en temps. On n'a pas, je crois, ce phénomène qui apparaît manifeste dans l'histoire de la physique et des sciences contemporaines, des cas de femmes dont les travaux ont été simplement volés, ou dont le Prix Nobel a été attribué à un collaborateur homme. 

Si l'on veut alors parler des femmes dans l'histoire de la philosophie, il faut changer le rapport au canon philosophique lui-même, cesser de tant se concentrer sur les seuls grands hommes pour s'intéresser davantage au travail collectif, aux conditions matérielles de production du savoir, à la circulation des idées et leur transformation dans une époque. On pourra alors faire remarquer par exemple que la correspondance avec Elisabeth est décisive pour l'orientation de la dernière oeuvre de Descartes, ou que Lady Conway a pu contribuer à l'élaboration de la notion de monade par Leibniz. Un livre très intéressant à cet égard entreprend de systématiquement mettre en lien dans l'histoire de la philosophie un grand auteur (homme) avec une femme qui entretient un rapport philosophique important avec lui, soit de discussion, soit d'influence, soit de conflit, etc. (le recueil de Karen J. Warren : An Unconventional History of Western Philosophy). Ce travail est fort intéressant, mais je crois qu'il pose deux problèmes sérieux dans la perspective qui m'occupe ici. D'une part, il n'a en lui-même rien à voir avec le problème de l'absentement des femmes en philosophie. Je veux dire qu'il peut être salutaire de considérer Descartes en même temps que la constellation de ses correspondants et la matérialité de son travail et de la circulation du savoir, mais que parmi les acteurs de cette histoire, les femmes restent hyper-minoritaires. Si on se contente d'ouvrir le canon à la foule des praticiens, les femmes certes apparaissent, mais se retrouvent alors noyées. Si on commence à étudier Anne Conway en France parce que les Platoniciens de Cambridge sont un groupe trop négligés et important pour comprendre le XVIIe siècle, est-ce qu'on ne va pas plutôt étudier Henry More, le plus important des dits Platoniciens ? 

D'autre part, réviser le canon entre en conflit avec ce à quoi je tiens quand je parle de la philosophie et de l'absence en elle des femmes. Il peut être important pour un.e historien.ne de la philosophie de ne pas être aveuglé.e par les grands noms d'auteurs et de replacer les figures dans le contexte de la production collective du savoir ; mais pour moi qui suis philosophe, cela ne m'aide pas vraiment, parce que je tiens au canon tel qu'il est, je crois qu'il est important voire inévitable de se rapporter à l'activité philosophique à travers le travail d'individus qui ont su reconfigurer par leur travail exceptionnel le champ de la pensée. Certes les oeuvres collectives sont également décisives et indispensables, mais même elles se font généralement sur le mode de la discussion interminable de l'oeuvre de référence d'un ou plusieurs premiers grands auteurs. Or c'est dans ce mode de l'activité philosophique, celui auquel je tiens et dans lequel je pense, que les femmes sont absentes. Je pourrais tenir le même propos quant à d'autres formes de révision du canon : par exemple, j'ai suggéré au début que l'absence des femmes était beaucoup moins nette quand on mettait au premier plan un domaine particulier, notamment la philosophie morale et politique, a fortiori le féminisme (ou la philosophie de la relation sociale hommes/femmes). Je suis prêt à entendre que la minimisation de ces champs a à voir avec le masculinisme auquel peut-être je contribue, mais le fait est que je tiens à la philosophie générale et à la métaphysique et à leur valeur proprement philosophique.

Voilà pour ce premier post sur la question. Si d'autres posts suivent, avec j'espère des commentaires des critiques et des contributions, voire des prises de relai par d'autres, je pourrai revenir sur chacun de ces trois aspects (le masculinisme des acteurs, les obstacles moraux, sociaux et institutionnels, et la nature particulière du canon et de l'écriture de son histoire) ; j'essaierai de réfléchir à ce qui en eux est général et vrai d'autres domaines de l'activité humaine, et ce qui est propre à la philosophie ; et je travaillerai à la manière de les faire se réfléchir dialectiquement les uns dans les autres pour offrir un tableau cohérent et complet du problème de l'absence des femmes en philosophie.


Notes :

* Bien qu'on puisse nommer des femmes qui appartiennent aux groupements collectifs : il me vient spontanément, pour le groupement du XVIIe siècle, Lady Anne Conway, et Elisabeth de Bohème ; pour le groupement de l'après-guerre, Hannah Arendt, Simone de Beauvoir, Julia Kristeva et en un sens Simone Weil ; Edith Stein pour la phénoménologie ; Elizabeth Anscombe pour la philosophie analytique ; etc. 

** Pour des raisons à la fois méthodologiques, empiriques, et politiques, je ne veux pas prendre du tout en considération des explications de type essentialiste, portant sur  ce que "les femmes" en tant que telles voudraient ou ce dont "elles" seraient capables sur l'ensemble des 25 siècles d'histoire de la philosophie. Je ne veux même pas rentrer dans le débat, mais dirai simplement que ce genre d'explication, même quand elles sont prudentes et pas purement odieuses, me semblent tout à fait inintéressantes, philosophiquement problématiques, pas du tout concordantes avec les faits, et en général n'expliquent en fait rien, ne font que reproduire le problème.

***Ce processus de falsification des comptes-rendus, de révisionnisme historique à des fins idéologiques, est par ailleurs attesté pour d'autres problèmes. Je crois comprendre en particulier que les comptes-rendus historiques à partir du milieu du XVIIe siècle ont inventé de toutes pièces une histoire de la philosophie proprement européenne ou occidentale, dans laquelle les penseurs européens modernes sont les héritiers directs des penseurs gréco-latins et de la philosophie médiévale chrétienne, alors qu'il était très clair pour tout le monde au moyen-age tardif et à la Renaissance que l'héritage grec se faisait à travers la transmission par l'activité philosophique (et mathématique) du monde Arabe, et que par exemple la reprise chrétienne d'Aristote se faisait en communication et rivalité avec sa reprise musulmane, tout cela ayant été effacé des registres après coup.

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