04 septembre 2011

Meillassoux et la notion de matière/Meillassoux and matter

A mesure que je parcoure les théories des pairs de Quentin Meillassoux, ses maîtres ou ses collègues, ses contradicteurs ou ses admirateurs, une chose me frappe, qui singularise fortement Quentin Meillassoux au sein de la tendance spéculative contemporaine, et à dire vrai peut être au sein de toute la philosophie depuis Kant (au moins). A tel point que je finis par penser que c'est là qu'il faut chercher le coeur du développement de sa philosophie, ou disons le coeur secondaire (le coeur primaire, et évident, étant le principe de factualité). Cette chose, c'est la sensibilité à la différence entre la matière et la pensée (cela m'intéresse d'autant plus que, à vrai dire, cette sensibilité particulière n'est pas tellement flagrante dans l'oeuvre publiée de Meillassoux, et je parie qu'elle se fera sentir plus fortement à l'avenir). 
Ce qui singularise Meillassoux, c'est notamment la focalisation sur une certaine différence, différence radicale, de nature, entre la nature et la pensée, entre la matière et la sphère subjective. Il peut paraître surprenant de caractériser Meillassoux en faisant de lui un philosophe de la différence, tant ce titre est répandu. Mais il faut ici préciser les choses : 

  • C'est précisément parce qu'il est si sensible à cette différence qu'il s'oppose aux "philosophes de la différence". Comme il le fait remarquer, les grands penseurs de la différence (notamment Nietzsche, et Deleuze), sont des penseurs de la différence de degré, qui finissent toujours par ramener tout ce qui est à un principe unitaire : la pensée, la vie inorganique, la volonté de puissance, etc. Ils sont opposés à la différence de nature, radicale, irréductible. Contre eux, il prend le parti de Descartes, pour qui la différence entre deux substances est incommensurable(1). 
  • Mais il se singularise aussi de tout un autre ensemble de penseur de la différence radicale entre le réel et la pensée, en ce qu'il est rationaliste radical : comme Descartes, il pense que même si le monde est irréductible à la pensée, il est néanmoins connaissable rationnellement. Et notamment, scientifiquement.
C'est à partir de là que l'on peut comprendre sa plainte face à la perte, pour les philosophes, du Grand Dehors, du monde comme un dehors absolu à la pensée. Et c'est aussi à partir de là que l'on peut comprendre sa valorisation, dans l'histoire de la philosophie, de Berkeley et Fichte(2), comme les deux philosophes qui ont le mieux et le plus violemment démontré que considérer une substance en dehors de la pensée était un non-sens. C'est que ces philosophes le touchent véritablement.
Il faut préciser ce point : c'est parce qu'il sent que la matière est vraiment différente de la pensée qu'il prend pour interlocuteurs principaux ceux qui rendent la chose impossible, car ils sont ceux qu'il doit combattre. Mais du coup, c'est aussi pour cela qu'il répute insuffisante toute philosophie qui ne les prend pas au sérieux.

  • Aristote est réfuté car son monde est fait d'entités qualitatives
  • Descartes est réfuté, car sa conception du monde comme étendu est pré-Kantienne : il ne saurait y avoir  aucune extension en dehors d'un sujet transcendantal.
  •  Toute conception para-Pythagoréenne (comme celle de Badiou) est réfutée (si elle se veut un réalisme et dépasser le corrélationnisme) car elle attribue au réel une nature mathématique, c'est-à-dire encore intellectuelle.
Et c'est pour cela aussi qu'il est, à mon sens, peut être le seul à bien saisir l'enjeu de l'apparition de la vie dans la matière. En lisant ses contradicteurs, je remarque qu'ils ne sont pas du tout sensibles au caractère inimaginable de l'apparition de la vie. Non pas comme : configuration matérielle trop singularisée pour être décrite de façon pertinente par les lois ordinaires de la physique, mais comme sphère de sensibilité. Ne pas reconnaître que c'est un événement inimaginable, incroyable, stupéfiant, et nécessairement extra-scientifique, c'est au fond être pré-Berkeleyen, c'est ne pas se rendre compte que la "matière" que l'on envisage alors, est encore et toujours une image, si la transition entre elle et la pensée est possible.
Avant la vie, il n'y avait pas de pensée du tout, pas de subjectivité du tout, donc pas de spatialisation, pas de temporalité, au sens où nous intuitionnons le temps. A dire vrai, il n'y avait pas du tout de "présence" au sens que nous donnons à ce mot. Il n'y avait rien de ce que nous serons jamais capables d'imaginer. Et de ce monde aveugle, non-présent, a surgi la présence, la subjectivité, le sujet transcendantal, le pour-autrui et le pour-soi. Quelque chose d'inconcevable à partir des données de départ. Et c'est bien là le centre de l'argumentation de Fichte : les matérialistes peuvent bien remuer la matière dans tous les sens, ils n'en sortiront jamais un sujet. Seulement, Fichte croit que cela condamne tout matérialisme, parce que la seule alternative serait de faire dériver la matière du sujet. Or Meillassoux a une autre réponse : le sujet a surgi, sans aucune raison, de façon imprévisible, ex-nihilo(3).
A partir de cette idée d'une différence entre la matière et la pensée, nous pouvons également comprendre pourquoi Meillassoux prend l'anthropisme tellement au sérieux : c'est parce qu'il croit véritablement que la vie est extraordinaire. D'autres contradicteurs (et j'avoue que j'étais l'un deux avant de commencer à le lire) pourrait arguer que l'on n'a pas à être stupéfait de la possibilité cosmologique de l'apparition de la vie, car la vie n'est pas un événement remarquable dans l'univers. Mais Meillassoux soutient précisément le contraire.
  1. Cours sur Nietzsche à l'ENS, deuxième semestre de l'année 2010-2011.
  2. Cours sur le réalisme à l'ENS, 2003-2004.
  3. Temps et surgissement ex-nihilo, conférence donnée à l'ENS le 24 avril 2006.


While I'm reading theories from Quentin Meillassoux's peers, masters or colleagues, opponents or admirers, one thing strikes me, which strongly distinguishes Meillasoux inside the speculative tendency, and to tell the truth maybe inside all philosophy since Kant (at least). So much so that I'm willing to think there lies the heart of his philosophical development, or let's say a secondary heart (the primary and more obvious heart being the principle of factiality). This one thing is a sensibility to the difference between matter and thought (it is all the more interesting for me than this point, to be quite honest, isn't obvious at all in Meillassoux's published work, and I make the bet that it will be more visible in the future).
What distinguishes him is, among other things, his focalization over a certain difference, a radical difference, a difference of nature, between world and thought, matter and subjectivity. It may seem weird to caracterise Meillassoux as a philosopher of difference, considering how many have acquired the title. But one has to be more specific here :
  • It is precisely because of his sensibility that he is opposed to classic “philosophers of difference”. As he developed himself, great thinkers of difference, such as Nietzche or Deleuze, are thinkers of difference of degree, who always end up encompassing everything that is to a unitarian principle : thought, inorganic life, will to power etc. They oppose the radical and irreducible difference of nature. Against them, Meillassoux sides with Descartes, for whom the different substances are incommensurable (1).
  • But he opposes also an entire other group of thinkers of radical difference between real and thought, in as much as he is also a radical rationalist : in the same way as Descartes did, he stands that even if the world is irreducible to thought, it is nonetheless knowable by rational means. And especially scientific means.
Therefore, we can understand his complaint about philosophers' loss of the “Great Outside”, of the world as an absolute outside to thought. And also understand his praising, in the history of Philosophy, of Berkeley and Fichte (2), as the two philosophers who have the best and the more violently demonstrated that considering a substance exterior to thought was pure non-sense. These really reach him hard.
One must make oneself clear : it is because he feels that matter is really different from thought that he chooses as his main spokespersons those who render this difference impossible, because they must be defeated. But therefore, he also reputes insufficient any philosophy which doesn't take them seriously :
  • Aristotle is refuted because his world is made of qualitative entities.
  • Descartes is refuted because his extended world is pre-Kantian (there couldn't be any extension at all without a transcendental subject).
  • Every para-Pythagorean realism (such as Badiou's) is refuted as it confers to the real a mathematical therefore still intellectual nature.
For the same reason, I think he is maybe the only one to clearly catches what is at stake with the apparition of life among matter. Reading his opponents, I notice they are not at all sensible to the unimaginability of the apparition of life (not life as a certain material configuration too singular to be relevantly described with the common laws of physics, but life as sensibility). Not to acknowledge that it is an extraordinary, unimaginable, outstanding, and necessarily extra-scientific event, is really to be pre-Berkeleyan, no to realise that what one calls “matter” is in that case still something like an image, if the transition is conceivable. On the contrary, before life, there wasn't any thought at all, any subjectivity at all, but therefore any spatialisation, any temporality as we conceive it. To tell the truth, there wasn't any “presence” at all, in the way we mean that. There wasn't anything we may ever imagine. And from this blind, un-present world, appeared presence, subjectivity, the transcendental subject, the for-itself, the for-others... all inconceivable things from what was before. And there lies the essence of Fichte's argument : materialist thinkers may turn matter in any way they wish, they'll never get a subject out of it. He only believes the sole alternative is to derive the world from the subject. Meillassoux has an other solution : subjectivity appeared, without any reason nor any way to predict its apparition, ex-nihilo(3).
From the idea of the difference between matter and thought, we can also understand why Meillassoux is taking anthropism so seriously : it is because he really think that life is extraordinary. Other opponents (and I confess I was one of them before I began to read Meillassoux) may stand that one hasn't to be amazed by the cosmological possibility for the apparition of life, because life isn't a remarkable event in the universe. But Meillassoux stands precisely the opposite.
  1. Lectures on Nietzsche, ENS, spring 2011.
  2. Lectures on realism, ENS, 2003-2004.
  3. Temps et surgissement ex-nihilo, conference given at the ENS on the 24th of april 2006.