18 mars 2011

Josef Von Sternberg et Marlene Dietrich -2- Les stars

Les stars en vérité sont en elles-mêmes des sortes d'exceptions au régime normal du cinéma, paradoxalement. Soyons déjà clair : je ne parle pas ici de célébrité, même si les stars sont aussi des célébrités. Je ne parle pas de n'importe quel acteur riche. En fait, il est probable qu'aucune star n'existe aujourd'hui dans le cinéma occidental au moins. Ce n'est pas vraiment une histoire de talent personnel, c'est vraiment une histoire de système. Jim Carrey a failli, Kate Winslet aurait pu, mais il est douteux que cela ait réussi. Les stars sont en fait des événements, qui se produisent au cours de la vision d'un film. Ce pourquoi il est impossible d'établir un critère strict ou une liste fixe. Pour ma part, je peux citer Humphrey Bogart, Marlon Brando dans Un tramway nommé désir, De Niro dans ses grands films, pour les hommes. Et pour les femmes, entre autres Garbo dans Mata-Hari, Judy Garland, Marilyn Monroe et bien sûr Marlene Dietrich, qui en est un peu l'archétype (pour moi Audrey Hepburn n'est pas une star, par exemple).

Le propre d'une star, c'est de crever l'écran. C'est banal, mais c'est là qu'est le truc. Une star, on n'y croit pas, on ne peut pas y croire. Il n'y a plus d'illusion qui tienne, plus de fiction. Elle est là et elle transcende son rôle, elle transcende le film. Les stars ont des noms propres, comme tous les événements, mais il ne faut pas croire que c'est le nom d'un individu, et pour elles le pseudonyme ne cache pas tant la vérité qu'il la révèle. Norma Jeane en savait quelque chose, savait bien qu'elle n'était pas Marilyn et ne pouvait pourtant faire autrement que de l'être.

Mais crever l'écran, cela ne veut pas dire être un bon acteur, cela veut dire bien plus. Deborah Kerr est une excellente actrice, mais son nom n'est pas celui d'une star. Crever l'écran, cela veut dire faire s'extasier devant son charisme, sa puissance. Cela veut dire faire qu'une image n'est plus vraiment qu'une image. Par la star, le cinéma échappe à l'immanence stricte, à la fermeture sur lui-même, il s'ouvre sur la société, la presse people, l'histoire. Si James Dean ou Marilyn Monroe meurent tragiquement, un événement cinématographique se produit, et se répercute rétrospectivement sur leurs oeuvres. On peut toutefois imaginer une star qui n'ait pas "pris" socialement. Une star qui n'ait brillé que dans un seul film et soit restée inconnue. Il me semble que Renée Falconetti jouant Jeanne d'Arc est dans cette position. La situation est bizarre, parce qu'il n'y a pas, à l'évidence, d'événement Renée Falconetti. Néanmoins l'écran est crevé, mais il semble, à défaut d'un autre nom, que ce soit par Jeanne elle-même, ce que l'on admettra difficilement.

La star a une puissance propre, donc, qui dépasse l'humanité d'un simple individu ou d'un simple spectateur. Si elles sont vénérées comme des demi-dieux/déesses, ce n'est donc pas par bête engouement populaire ou merchandising (comme cela peut être le cas par ailleurs pour les célébrités), mais par lucidité. Les stars sont intimidantes, troublantes, elles laissent sans voix. Elles feraient bien, parfois, de ne pas trop vieillir et de mourir jeunes, sinon elles nous laissent le temps de voir que la star ne se confondait pas avec l'acteur (De Niro aurait pu mourir en 1980 après Le Parrain 2, Taxi Driver, Voyage au bout de l'enfer et Raging Bull, ou même en 85 après Il était une fois en Amérique et Brazil). Les stars ne sont pas des objets de fantasme, ou pas facilement, mais il y a à cela des raisons historiques.

Avec tout l'aplomb d'un ignorant complet, je vous propose une très brève histoire des stars. Il me semble qu'en gros, elles sont une production hollywoodienne (c'est-à-dire qu'elles sont produites par le genre de cinéma qu'a promu Hollywood), et plus précisément une production de ce que je tendrais à appeler aujourd'hui la grande époque ou la période classique du cinéma américain, qui va des années 1930 incluses aux années 1960 exclues. C'est une période merveilleuse, il faut bien le dire. C'est l'époque du technicolor, de la comédie musicale, de la screwball comedy, des rythmes effrénés. C'est une industrie en pleine possession de ses moyens qui produit des films de masse, et en masse, d'une popularité immense et d'une qualité invraisemblable comparée au mainstream de ce que fait Hollywood aujourd'hui. Période étrangement mal connue ou mal éditée en France, à l'exception de quelques auteurs, mais justement, la période n'est pas majoritairement une période de cinéma d'auteur, et connaître Lubitsch n'exempte pas de connaître Gregory La Cava, Leo McCarey, George Cukor, Vincente Minelli ou Victor Fleming. C'est aussi l'époque du code hays, ce qui d'une part a des conséquences sur l'existence physique des acteurs, et d'autre part est révélateur de l'esprit de ce cinéma. Commençons par l'esprit : ce cinéma n'est pas un cinéma d'auteur. Il ne cherche pas l'indépendance. C'est un cinéma de producteur, de système, de star, de masse, populaire et génial. C'est un cinéma qui est plein de contraintes et s'y adapte. Certains auteurs s'y font mal, sans doute, mais ce cinéma là n'est pas là pour eux. Les conséquences sur l'existence physique des acteurs, c'est la grande décence qui le traverse. La prudence, la délicatesse obligatoire et la mise à l'écart de la sexualité, qui expliquent en partie, donc, que les stars soient difficilement objets de fantasme.
Il me semble que la période peut être définie a contrario par deux films qui l'encadrent, et qui tout à la fois n'en font pas partie et s'y rattachent irrémédiablement. Ce sont, pour cela, des films tout à fait uniques, resplendissants entre tous et tout à fait merveilleux. Le premier est l'Ange Bleu, de Josef von Sternberg, justement, de 1930, et avec Marlene. Le deuxième est Les Désaxés, de John Huston, de 1961 avec Marilyn. Ces deux films ont en commun d'employer des stars authentiques, et avec leur aura de star, dans des cinémas qui ne sont pas encore, ou déjà plus, des cinémas de stars. Et, comme si cela allait de pair, de les montrer dans un état quasi dévêtu, ce qui n'est pas loin du blasphème.
L'Ange Bleu est un film très mystérieux, encore ancré dans le cinéma d'auteur expressionniste allemand, muet, des années 1920. Il en a la plus profonde noirceur, les constructions très constrastées, et paraît vouloir se passer de dialogues. Et l'on y voit Marlene en bas-résilles. Je ne sais pas vraiment comment exprimer la folie de cette apparition, comment en faire sentir l'invraisemblance. Les stars ne montrent pas leur cuisses, jamais, elles sont des déesses. Et là nous voyons les cuisses d'une déesse, et rien n'a jamais paru si désirable. Sternberg est encore dans l'Europe artistique et le cinéma perd un peu les pédales. Et Marlene Dietrich, déjà déesse comme le démontre le film, semble encore avoir un corps humain, comme si elle vivait ici son apothéose, au sens strict cette fois, avant de vivre sa carrière d'être non-humain. Marlene a un corps sexué.

Les Désaxés, film tout aussi mystérieux, est à l'autre bout de la chaîne. Il est, comme La nuit de l'iguane du même génial John Huston, un film d'auteur qui n'emploie pas des acteurs de film d'auteur. Le dramaturge, Arthur Miller, écrit lui-même le scénario, un scénario barbare, brutal, un film en plein accord avec la vie dans ce qu'elle a de plus tremblant et de plus difficile à assumer. Exactement le cinéma d'auteur qui se profile pour les deux décennies à venir. Seulement voilà, c'est Marilyn Monroe. C'est son époux qui écrit le rôle et qui l'écrit pour elle. Et ce film a cela d'incroyablement singulier et déchirant qu'il nous fait voir ce qu'aurait pu être Marilyn Monroe : une actrice extraordinaire, si seulement on lui avait donné des rôles à sa mesure. Et la chose est d'autant plus frappante que Marilyn ne change pas à proprement parler de personnage ici. Elle joue toujours ce typique mélange d'ingénuité et de sex-appeal déchainé, seulement, là, pour une fois, son rôle a de la profondeur, de la consistance, il est triste, il est trouble. Elle est dénudée, un peu, elle est fragile, le film est sale et humain, et c'est comme si un coup de masse était porté sur les fondements du cinéma américain tel qu'on l'avait connu. Il ne s'en remettra pas, et c'est le cinéma d'auteur qui prendra la relève, John Cassavettes en tête qui a déjà révolutionné le cinéma 2 ans avant avec Shadows.

Tout ça pour dire que le corps des stars est un corps d'exception, qu'il transforme l'image cinématographique normale en quelque chose d'autre, comme une icône, qui trouve sa référence supra-humaine en dehors de la représentation elle-même, ce qui justifie le passage à l'extra-cinématographique et à la critique externe.

Josef Von Sternberg et Marlene Dietrich -1- La femme

Je parle sans vraiment savoir, en espérant qu'il en sorte quelque chose d'intéressant;

Toute contestation fondée est avidement souhaitée, ces lignes n'étant qu'un prolégomène à l'étude du sujet;

La production de Josef Von Sternberg doit être divisée en trois périodes, ce qui est, je crois, un fait que nul ne conteste;

Mais il faudrait aller plus loin, peut-être, et dire qu'il y a trois Josef Von Sternberg, qu'il y a trois réalisateurs, qui ne se distinguent pas nécessairement par le style mais par le sens même de ce qui est mis en oeuvre;

Ou même (et il suffirait pour cela de prendre un mot de Sternberg au pied de la lettre) qu'il n'y a qu'une oeuvre de Josef Von Sternberg, qui va de 1930 à 1935, de l'Ange Bleu à La Femme et le Pantin (très différents et deux de mes films préférés), quelle que soit par ailleurs la qualité de ses autres films ou l'ampleur de sa filmographie "réelle", avant les années 30 ou après sa rupture avec Marlene Dietrich;

Car si l'on suit cette hypothèse, l'oeuvre de Sternberg devient indistinguable de celle de Marlene Dietrich; Peut-être alors pourrions nous dire que Marlene aussi n'a existé en un sens que durant ces 6 années, même si sa beauté et son talent ne se sont pas plus évanouis en 1935 que ne l'a fait le génie cinématographique de Sternberg;

Pour ne pas recevoir d'objection taxinomique, de contestation de mot, reformulons tout cela, ou formulons l'hypothèse basse, qui n'a pas moindre ampleur : quelque chose s'est passé, au cours de cette rencontre entre cette femme et cet homme, cette actrice et cet auteur, ce filmeur et cette personne à filmer, quelque chose qui représente peut-être un fait unique dans l'histoire du cinéma, ou du moins, il me semble, qui est non trivial vis à vis de l'ensemble de la production; Une rupture dans le cours normal de l'image, une objection à une théorie "normale" du cinéma [ou théorie du cinéma normal, qui serait par ailleurs la mienne];

Passons donc aux films, et à de la critique idéologique; Je ne parlerai pas ici de technique, je n'en ai pas la compétence, d'ailleurs, même si c'est la technique qui m'a ébloui lors de ma première rencontre avec Sternberg; Il me semble que par la critique idéologique (critique interne), on peut déceler dans l'oeuvre de Sternberg une idée, qui lui est propre, et qui est comme scandaleuse; Cette idée finalement pourrait être une idée comme une autre, et demeurer dans le cadre du cinéma normal, sauf qu'elle prend une telle intensité (qu'il faudra préciser) qu'un doute intervient, doute qui rend nécessaire le passage par de la connaissance historique et biographique (connaissance externe) et qui peut nous mener à un singularité unique propre à cette oeuvre;

La première originalité de Sternberg, que nous pourrions appeler de premier degré, ou originalité relative (en opposition à une originalité absolue), consiste à poser et accepter comme tel un pouvoir destructeur des femmes sur les hommes, de considérer même la femme comme l'objet autour duquel les hommes tournent et qui finira par les détruire; On dira : quelle originalité là-dedans ?, c'est la bonne vieille misogynie; Et bien il me semble que non, et que c'est dans l'absence de misogynie que repose justement l'originalité (mais à nouveau, je suis ouvert à une contestation de ce point, peut-être me méprends-je sur la nature réelle de ce cliché misogyne);

(Je dirais d'ailleurs au passage que j'ai dit que la femme était l'objet autour duquel tourne les hommes, mais il ne faudrait pas en inférer que la femme est une femme objet chez Sternberg, même si l'homme filme et que la femme est filmée, même si l'homme meurt pour elle; au contraire, le personnage principal féminin prend précisément sa vie en main, utilise éventuellement les hommes dans sa vie, est tout sauf soumise aux désirs de ces derniers)

En effet, il me semble difficile d'appeler misogyne une vision qui professe un amour aussi intense de la femme; Pour le dire autrement, on prend en compte le fait que la femme détruise l'homme, mais on ne le lui reproche pas, bien au contraire; On dirait même que Sternberg construit un monde dans lequel ce pouvoir destructeur ne se distingue plus de l'amour de l'homme pour la femme : c'est parce que cet amour est immense qu'il est destructeur, c'est parce que la femme est un être si grand que l'homme meurt pour elle, c'est parce qu'elle est assez puissante pour détruire que la femme est tant aimée... Cette situation peut prendre plusieurs formes : mort tragique, noire, et allemande (l'Ange Bleu), mort héroïque, grandiose, et slave (l'Impératrice rouge), mort baroque, flamboyante et espagnole (la Femme et le Pantin), etc.

La question qui se pose alors est : comment un tel point de vue est-il tenable, dicible, faisable ? Il ne peut tenir que si l'on professe cet amour inconditionnel pour la femme dans chaque image, il faut que tout tourne littéralement autour de la femme dans cette spirale qui est une spirale de mort. Et il faut que la femme soit en quelque sorte LA femme, qu'elle ait la force d'acquérir ce caractère sacré. En somme il faut Marlene Dietrich.

15 mars 2011

"Du ressentiment envers le ressentiment", ou Meillassoux contre Deleuze

Il était nécessaire que Quentin Meillassoux, professeur à l'Ecole Normale Supérieure, vînt perturber les sereins Deleuziens (sereins par nature), sur un des points les plus vitaux. Celui du rapport à Nietzsche, c'est-à-dire du rapport à la vérité, à l'argumentation, au ressentiment et au "réactif".

Entre les deux philosophes, on sentait depuis le début, à la fois un accord dans la force de pensée et l'indépendance d'esprit, et une opposition béante, radicale, sur le plan du style. D'un côté, un style proliférant, qui tendait avec Mille Plateaux de Deleuze et Guattari à la pure exposition conceptuelle, absolument non-argumentative, ou les constructions se succédaient avec comme simple transition un "mais peut-être est-ce plus intéressant de dire que".
De l'autre, un style ultra-argumentatif, avec exposition, réfutation, discussion.

Et puis, au détour d'un cours sur Nietzsche, le trois mars 2011, eut lieu l'accusation, la rupture frontale. Meillassoux déclara que Deleuze avait complètement manqué le sens de l'éternel retour. Le Deleuzien ne devrait pas s'émouvoir outre mesure de cette déclaration, n'étant pas très préoccupé de vérité historique ; il aurait pour cela d'autant plus de raisons que le professeur déclarera un peu plus tard que la mésinterprétation de Deleuze était de l'ordre du volontaire. Seulement voilà, quelles sont les conséquences de cette mésinterprétation ? Si Deleuze était capable de saisir plus littéralement le propos de Nietzsche et qu'il en a pourtant proposé une récupération divergente, quelle est la nature, en termes de volonté de puissance, de cette divergence ? Et c'est là que le bat blesse. "C'est une interprétation réactive", déclarera le philosophe spéculatif. Que le Nietzsche de Deleuze soit inexact, quelle importance pour le Deleuzien ? Mais qu'il soit réactif, et alors tout s'effondre...

Plus précisément, Meillassoux dira que cet éternel retour réactif témoigne d'un ressentiment contre le ressentiment même. D'une réaction contre les réactifs. Dans la construction deleuzienne, il ne peut s'agir d'un bête éternel retour du même, car l'éternel retour selon lui doit faire disparaitre les hommes du ressentiment, qui ne reviendront plus. Le Nietzsche de Deleuze poserait alors un Au-delà qui, de la vie, éliminerait le ressentiment. Il semble donc bien que ce soit, en un sens nietzschéen assez précis, à proprement parler du ressentiment contre le ressentiment.
"Mais si ! ils reviendront éternellement !" nous dit Meillassoux. L'éternel retour est bien un éternel retour du même, car seule cette idée est absolument insupportable à l'homme du ressentiment. L'idée que tout revient éternellement, que reviennent la douleur, l'injustice, le ressentiment lui-même, qu'il n'y a aucun néant ni aucun au-delà pour nous sauver de cette vie d'ici-bas, voilà qui fait périr l'homme du ressentiment (y compris, donc, le Deleuzien), voilà qui est proprement intolérable à celui qui n'aime pas la vie.

Revenons alors au style : la semaine suivante, le dix mars, au cours du matin sur Mallarmé, Meillassoux nous parle de Nietzsche et de l'argumentation. Il développe ce qui est selon lui une "méthode élémentaire en philosophie", qui nous serait léguée par Nietzsche, justement, méthode qui est proprement celle de Meillassoux, celle qu'il développe dans ses livres, ses cours, et demande à ses élèves de développer. Cette méthode est celle de la "critique active". Contre la critique réactive, qui consistait à abaisser son adversaire et à en révéler les points faibles (ce qui consistait à prouver qu'on était plus intelligent qu'un crétin), la critique active consistera en l'élaboration d'un ennemi à sa hauteur. Choisir l'adversaire le plus fort, et l'éléver encore, aiguiser sa force, le rendre plus fort encore qu'il n'est. Susciter un adversaire qui n'existe pas tout à fait mais soit plus intéressant et plus difficile à combattre que les adversaires réels.
L'hypothèse que je soulève, c'est que l'enjeu ici est le même que celui de l'éternel retour. Ce que Deleuze et les Deleuziens tirent de Nietzsche (et Spinoza) c'est un éloge de la fuite, un refus de se frotter à ce qui les abaisse, les affaiblit, les sépare de leur puissance, de ce qu'ils peuvent. Dans le refus de la critique, le refus de l'argumentation sinon par mise à distance et affirmation que "il est plus intéressant de dire que", le refus du débat et de l'affrontement de l'autre point de vue, le quasi-relativisme quasi-bienveillant, il y aurait au fond cet évitement du ressentiment, ce ressentiment contre la réaction, cette volonté d'éliminer le négatif de la vie. Alors que le Nietzsche argumentateur de Meillassoux absorberait son ennemi en le grandissant et mettrait la lutte au coeur de la vie comme un principe de croissance de celle-ci. Le nietzschéisme des Deleuziens applique l'éternel retour deleuzien : ne faire que ce que l'on pourrait accepter de refaire pour l'éternité, éviter tout ce qui nous abaisse, nous affaiblit, nous met en contact avec ce qui ne nous convient pas. Le nietzschéisme de Meillassoux appliquerait son homologue : accepter le tout de la vie, de la vie comme affrontement de forces.

Y a-t-il un nietzschéisme des faibles contre le nietzschéisme des forts ? Peut-être, mais si c'est le cas, je crois bien être du côté des faibles. Par où, peut-être, je verrais comment je voudrais défendre Deleuze contre Nietzsche.

05 mars 2011

Réflexions :
- Distinguer, ou réussir à articuler, au moins trois choses :
1 : le racisme comme théorie à laquelle on adhère ou instinct moral qu'on possède ;
2 : le racisme d'état comme s'incarnant dans les lois et dans les pratiques institutionnelles ;
3: le système raciste auquel participent des paroles et des pratiques de personnes qu'on ne peut pas vraiment qualifier de racistes au sens 1.
- Distinguer la théorie raciste au sens propre (raciale), pseudo-scientifique, qui court de 1850 à 1950, et dont le paradigme est l'antisémitisme (nouveauté qui se distingue des pratiques anti-juives et qui culmine dans sa folie dans le nazisme) ; la théorie raciste nouvelle, pseudo-politique (culturelle), et dont le paradigme est l'islamophobie. Cette théorie imprègne des anti-"racistes" modernes eux-même, qui sont racistes, par là même, et peut imprégner des vrais non-racistes en ce qu'ils ne sont pas absolument cohérents. Elle est le versant théorique du système raciste, en supposant que l'on sache ce qu'une telle expression veut dire.
- Je dis théorie mais ce n'est pas une théorie comme ce qu'on appelle "théorie" de la relativité. C'est un ensemble de théories constituées et plus ou moins contradictoires entre elles, une façon de voir, des concepts qui se répandent, des schèmes de pensée. Il faut une poussée théorique en retour, un coup de force, pour abattre ce laisser aller (dévoiler le racisme pseudo-laïque, dévoiler l'hétéro-normativité, etc.).
- L'anti-racisme classique et l'anti-racisme moderne sont justifiés par au moins trois raisons qui sont des propriétés ou des effets du racisme ou de toutes les théories para-racistes.
1 : la fausseté théorique, qui demande à être prouvée. Les théories racistes (mais aussi bien sexistes) étaient et sont des pseudo-sciences, et on peut le démontrer (ce qui ne passe pas forcément par la génétique, mais aussi par la sociologie, l'histoire, et la philosophie politique).
2 : le paralogisme politique qui consiste à se servir de la théorie pour justifier la pratique. Utiliser la thèse de l'infériorité féminine pour justifier le non-accès des femmes aux responsabilités politiques. Utiliser la thèse de l'invariabilité d'Oedipe pour justifier la non-légalité du mariage entre personnes de même sexe. Utiliser la thèse d'une oppression des femmes intrinséquement musulmane (la "barbarie") pour justifier l'exclusion du voile dans l'espace public. Les trois thèses en questions sont probablement fausses, et il importe de démontrer leur fausseté, mais il importe aussi et d'abord de dénoncer l'illégitimité du passage de la théorie à la pratique (le non-sexiste dira : admettons que les femmes sont inférieures, vous n'en déduirez jamais qu'il faut les traiter de telle ou telle façon). Le point est délicat, car une fois qu'on a dénoncé le paralogisme, il faut expliquer pourquoi il est produit néanmoins. On en revient alors à notre point de départ : soit c'est un instinct moral ou une échelle irrationnelle des valeurs qui se sert de la théorie comme d'une justification (bancale), une sorte de parti pris par avance ; soit c'est le système raciste, discriminant, qui absorbe la théorie et la tourne à sa sauce. Il n'y a pas forcément à choisir entre l'un et l'autre, mais il faudrait examiner de quelle manière et dans quelle mesure l'un peut jouer sans l'autre. Réussir à schématiser ce qu'il se passe au juste.
3 : l'injustice elle-même, et la violence, qui est produite par, ou précède et se sert de, ou est le complément de (ne décidons pas encore) ces théories racistes. Pour combattre cette injustice, pour s'élever contre elle, il ne faut pas invoquer les droits de l'homme, mais accepter de ne pas considérer celui qui subit l'injustice et la violence comme un autre, mais se mettre dans sa position, d'une certaine manière. Le considérer comme un sujet, un interlocuteur, un égal. Et revendiquer que tous fassent pareil (c'est justement cela, combattre le racisme). Cela prend idéalement la forme du "nous sommes tous" : nous sommes tous des lycéennes voilées, nous sommes tous des femmes battues, nous sommes tous des Roms, nous sommes tous des Palestiniens, etc.

Repartir sur de nouvelles bases

Imaginons un peuple qui admette l'idée que le "racisme" est mal, inacceptable. Cette admission, qui a pris la forme d'un consensus, s'est accompagnée d'un certain nombre de théories qui expliquaient pourquoi le racisme était mal, et l'expliquaient de façon pragmatique et non dogmatique. Mais ces théories ne sont pas rappelées sans cesse, on ne veut pas mettre leur résultat en discussion, et l'inacceptabilité du racisme est admise comme principe dogmatique. Cela ne semble pas si mal.
Mais nous voyons alors que la valeur négative "racisme" est séparée de son fondement réel. Elle flotte, en quelque sorte, et peut entrer dans des logiques purement idéelles, en perdant pied avec la réalité. En fait, le racisme n'est pas devenu un simple mot, mais un concept formel, qui désigne "une discrimination fondée a priori sur l'appartenance supposée à un groupe humain défini plus ou moins ethniquement".
Imaginons maintenant que le racisme réel, dans notre peuple, ait changé d'objet. Entendons nous : imaginons que des pratiques et des phénomènes empiriques tout à fait semblables à ceux qui ont été auparavant désignés sous le terme de racisme ne soient pas subsumés formellement, par notre peuple, sous le concept de racisme, et ne soient pas compris empiriquement comme racistes. On dira par exemple que la discrimination ne repose pas sur l'appartenance à un groupe mais sur l'incompatibilité d'une pratique culturelle avec le peuple (qui ne veut pas être raciste).
Si l'on entreprend d'analyser ces pratiques à l'aide des théories pragmatiques à l'origine de la condamnation du racisme, il y a des chances pour que l'analogie ou la proximité permettent de les condamner elles aussi.
Mais ces théories ne sont pas prises en compte. Ce qui est répandu largement, à l'échelle du peuple, c'est le mot, et son concept formel. Ce dernier sera alors opposé à toute accusation de racisme, comme prouvant l'absence de pertinence de cette accusation.
Qu'avons-nous alors : des exclusions et des violences d'Etat à l'encontre d'un groupe qui est défini en permanence comme son autre, et néanmoins aucune institution ne reconnaissant ces pratiques comme racistes.
Complexifions un peu le tableau : les discriminations ne sont pas niées en tant que telles, mais il n'y aurait aucune raison de les nier (on reconnait de nombreuses discriminations comme acceptables, en premier lieu la discrimination des racistes, qui peuvent vivre cette discrimination comme une violence, après tout, eux aussi). Elles sont néanmoins niées comme racistes, mais surtout elles sont justifiées par un autre concept formel, celui de "laïcité", qui, lui, a une valeur positive.
Imaginons alors que la laïcité, elle aussi, ait subie une transformation par séparation du mot et de ses bases réelles et pragmatiques. Que le principe ait été admis par consensus, en un temps où sa théorisation permettait d'éviter des exclusions. Mettons que la laïcité ait consisté au départ dans le fait de prendre garde à ce que des opinions relevant d'un groupe particulier au sein de la communauté publique (relevant par exemple d'un parti politique, d'un mouvement religieux...) ne puissent jamais s'imposer au sein d'une institution publique et faire taire le débat. Un principe en somme qui veille à ce que toute opinion particulière puisse être mise en discussion et à ce que nul individu ne soit violenté ou discriminé sur la base de son adhésion ou de sa non-adhésion à une opinion ou à un groupe. Mais imaginons que ce principe ait été renversé en son double négatif, qui a désormais pour fonction de dicter des conduites et d'exclure des individus.
Imaginons en fait que le nouveau racisme réel, qui ne veut pas dire son nom, se soit allié précisément avec le renversement du concept de laïcité pour produire des exclusions. La réunion de ces deux mouvements permettrait alors idéalement d'exclure un groupe du sein de la communauté publique (ce qui en passe par des violences multiples à l'égard des individus de ce groupe), en le définissant comme l'autre de cette communauté et comme ce qui est incompatible avec des valeurs, des pratiques et des identités qui sont (grâce au renversement du concept de laïcité) devenues excluantes, discriminantes et identitaires.
Dans une telle situation, il semblera alors nécessaire de pointer les incohérences de la parole institutionnelle ; de lui mettre le nez dans la texture réelle des principes fondateurs dont elle se prévaut ; et d'en revenir, surtout, aux réalités pragmatiques que nous devons considérer comme intolérables (parce que violentes et injustes) ou nécessaires (parce que permettant un peu d'harmonie dans la communauté publique), et qui doivent être au fondement de nos concepts.

Pour changer

Ce que je ne fais pas d'habitude, une critique à chaud, bordélique et sous forme de notes. Je viens de voir Invasion of the body snatchers, de Don Siegel (1956) (incompréhensiblement traduit : l'invasion des profanateurs de sépulture, mais pas une tombe dans ce film). Je l'ai trouvé absolument fantastique, merveilleux jusque dans ses défauts, ou justement, en bonne part grâce à ses défauts. Il faut dire que ce film semble universellement reconnu, est très largement admis comme un des meilleurs films de science fiction américains qui soient, aujourd'hui encore. Je dois avouer que c'est assez surprenant.

Parce qu'il faut dire une chose, le film ne tient pas debout. Comme s'il n'y avait pas de script, ou bien plus, que plusieurs scénaristes s'étaient partagés le boulot sans se concerter. Rien ne tient debout, jamais, le film est bourré d'incohérences. Et pourtant, de façon assez surprenante pour un film de science-fiction, surtout si l'on devait supposer un amateurisme pareil dans le scénario, il tient parfaitement la route, il n'est presque jamais ridicule, tout est très prenant, fascinant, il y a de nombreuses scènes superbes et l'angoisse est très bien menée. Et en fait, si l'on prend le film comme un tout, avec son prologue et son épilogue, on se rend compte que ses défauts sont indécidables, car le récit principal est en fait rétrospectif, et narré par les personnages, auprès de médecins. On ne peut donc pas savoir si le scénario est incohérent ou si le récit interne au film est volontairement incohérent. La page wikipédia anglophone me dit que ce sont les producteurs qui ont voulu que l'on rajoute ces passages, par souci de ne pas faire une fin trop pessimiste/apocalyptique. Mais si c'est vrai, ils ont aussi créé un dispositif qui absorbait toutes les incohérences dans une cohérence indécidable, c'était un véritable coup de génie.

Il faut assurément voir ce film, qui m'a donné envie de me plonger dans la science-fiction américaine période guerre froide : dans son visuel et dans ses idées il est follement riche et inspirateur, et il est aussi absolument bancal qu'intéressant et très prenant et il fait peur pour de vrai.