15 mars 2011

"Du ressentiment envers le ressentiment", ou Meillassoux contre Deleuze

Il était nécessaire que Quentin Meillassoux, professeur à l'Ecole Normale Supérieure, vînt perturber les sereins Deleuziens (sereins par nature), sur un des points les plus vitaux. Celui du rapport à Nietzsche, c'est-à-dire du rapport à la vérité, à l'argumentation, au ressentiment et au "réactif".

Entre les deux philosophes, on sentait depuis le début, à la fois un accord dans la force de pensée et l'indépendance d'esprit, et une opposition béante, radicale, sur le plan du style. D'un côté, un style proliférant, qui tendait avec Mille Plateaux de Deleuze et Guattari à la pure exposition conceptuelle, absolument non-argumentative, ou les constructions se succédaient avec comme simple transition un "mais peut-être est-ce plus intéressant de dire que".
De l'autre, un style ultra-argumentatif, avec exposition, réfutation, discussion.

Et puis, au détour d'un cours sur Nietzsche, le trois mars 2011, eut lieu l'accusation, la rupture frontale. Meillassoux déclara que Deleuze avait complètement manqué le sens de l'éternel retour. Le Deleuzien ne devrait pas s'émouvoir outre mesure de cette déclaration, n'étant pas très préoccupé de vérité historique ; il aurait pour cela d'autant plus de raisons que le professeur déclarera un peu plus tard que la mésinterprétation de Deleuze était de l'ordre du volontaire. Seulement voilà, quelles sont les conséquences de cette mésinterprétation ? Si Deleuze était capable de saisir plus littéralement le propos de Nietzsche et qu'il en a pourtant proposé une récupération divergente, quelle est la nature, en termes de volonté de puissance, de cette divergence ? Et c'est là que le bat blesse. "C'est une interprétation réactive", déclarera le philosophe spéculatif. Que le Nietzsche de Deleuze soit inexact, quelle importance pour le Deleuzien ? Mais qu'il soit réactif, et alors tout s'effondre...

Plus précisément, Meillassoux dira que cet éternel retour réactif témoigne d'un ressentiment contre le ressentiment même. D'une réaction contre les réactifs. Dans la construction deleuzienne, il ne peut s'agir d'un bête éternel retour du même, car l'éternel retour selon lui doit faire disparaitre les hommes du ressentiment, qui ne reviendront plus. Le Nietzsche de Deleuze poserait alors un Au-delà qui, de la vie, éliminerait le ressentiment. Il semble donc bien que ce soit, en un sens nietzschéen assez précis, à proprement parler du ressentiment contre le ressentiment.
"Mais si ! ils reviendront éternellement !" nous dit Meillassoux. L'éternel retour est bien un éternel retour du même, car seule cette idée est absolument insupportable à l'homme du ressentiment. L'idée que tout revient éternellement, que reviennent la douleur, l'injustice, le ressentiment lui-même, qu'il n'y a aucun néant ni aucun au-delà pour nous sauver de cette vie d'ici-bas, voilà qui fait périr l'homme du ressentiment (y compris, donc, le Deleuzien), voilà qui est proprement intolérable à celui qui n'aime pas la vie.

Revenons alors au style : la semaine suivante, le dix mars, au cours du matin sur Mallarmé, Meillassoux nous parle de Nietzsche et de l'argumentation. Il développe ce qui est selon lui une "méthode élémentaire en philosophie", qui nous serait léguée par Nietzsche, justement, méthode qui est proprement celle de Meillassoux, celle qu'il développe dans ses livres, ses cours, et demande à ses élèves de développer. Cette méthode est celle de la "critique active". Contre la critique réactive, qui consistait à abaisser son adversaire et à en révéler les points faibles (ce qui consistait à prouver qu'on était plus intelligent qu'un crétin), la critique active consistera en l'élaboration d'un ennemi à sa hauteur. Choisir l'adversaire le plus fort, et l'éléver encore, aiguiser sa force, le rendre plus fort encore qu'il n'est. Susciter un adversaire qui n'existe pas tout à fait mais soit plus intéressant et plus difficile à combattre que les adversaires réels.
L'hypothèse que je soulève, c'est que l'enjeu ici est le même que celui de l'éternel retour. Ce que Deleuze et les Deleuziens tirent de Nietzsche (et Spinoza) c'est un éloge de la fuite, un refus de se frotter à ce qui les abaisse, les affaiblit, les sépare de leur puissance, de ce qu'ils peuvent. Dans le refus de la critique, le refus de l'argumentation sinon par mise à distance et affirmation que "il est plus intéressant de dire que", le refus du débat et de l'affrontement de l'autre point de vue, le quasi-relativisme quasi-bienveillant, il y aurait au fond cet évitement du ressentiment, ce ressentiment contre la réaction, cette volonté d'éliminer le négatif de la vie. Alors que le Nietzsche argumentateur de Meillassoux absorberait son ennemi en le grandissant et mettrait la lutte au coeur de la vie comme un principe de croissance de celle-ci. Le nietzschéisme des Deleuziens applique l'éternel retour deleuzien : ne faire que ce que l'on pourrait accepter de refaire pour l'éternité, éviter tout ce qui nous abaisse, nous affaiblit, nous met en contact avec ce qui ne nous convient pas. Le nietzschéisme de Meillassoux appliquerait son homologue : accepter le tout de la vie, de la vie comme affrontement de forces.

Y a-t-il un nietzschéisme des faibles contre le nietzschéisme des forts ? Peut-être, mais si c'est le cas, je crois bien être du côté des faibles. Par où, peut-être, je verrais comment je voudrais défendre Deleuze contre Nietzsche.

4 commentaires:

  1. Superbe article ! Belle mise en scène !
    J'avoue que j'attends la réponse deleuzienne avec impatience !

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  2. Bonjour,

    problème très intéressant je trouve. Je suis prof de philo ; avez-vous prolongé quelques réflexions sur la question ? La position de Meillassoux est très "frontale", un peu sommaire même, mais très stimulante, allant chercher Deleuze là où il était bien seul.

    Vous auriez le cours de Meillassoux sur Nietzsche ?

    Bien à vous,

    Maël Le Garrec
    m.legarrec@gmail.com

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    1. En ce qui concerne le cours sur Nietzsche, je dois pouvoir mettre la main sur des notes prises à l'ordinateur, mais si les ragots disent vrai Q. Meillassoux prépare lui-même la publication de son travail, au moins dans un format universitaire.

      Quant à mes réflexions, sur Nietzsche même je n'ai pas eu le loisir de creuser, et Meillassoux m'a trop accaparé pour que je me replonge sérieusement dans Deleuze.

      Au plaisir,
      Pierrot/Antinomiste.

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    2. Bonjour !
      Je serais également intéressée par des notes du cours de Meillassoux sur Nietzsche, si vous en avez encore à votre disposition.

      Bien à vous,
      Charlotte

      charlotte.cumer@hotmail.fr

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