Le propre d'une star, c'est de crever l'écran. C'est banal, mais c'est là qu'est le truc. Une star, on n'y croit pas, on ne peut pas y croire. Il n'y a plus d'illusion qui tienne, plus de fiction. Elle est là et elle transcende son rôle, elle transcende le film. Les stars ont des noms propres, comme tous les événements, mais il ne faut pas croire que c'est le nom d'un individu, et pour elles le pseudonyme ne cache pas tant la vérité qu'il la révèle. Norma Jeane en savait quelque chose, savait bien qu'elle n'était pas Marilyn et ne pouvait pourtant faire autrement que de l'être.
Mais crever l'écran, cela ne veut pas dire être un bon acteur, cela veut dire bien plus. Deborah Kerr est une excellente actrice, mais son nom n'est pas celui d'une star. Crever l'écran, cela veut dire faire s'extasier devant son charisme, sa puissance. Cela veut dire faire qu'une image n'est plus vraiment qu'une image. Par la star, le cinéma échappe à l'immanence stricte, à la fermeture sur lui-même, il s'ouvre sur la société, la presse people, l'histoire. Si James Dean ou Marilyn Monroe meurent tragiquement, un événement cinématographique se produit, et se répercute rétrospectivement sur leurs oeuvres. On peut toutefois imaginer une star qui n'ait pas "pris" socialement. Une star qui n'ait brillé que dans un seul film et soit restée inconnue. Il me semble que Renée Falconetti jouant Jeanne d'Arc est dans cette position. La situation est bizarre, parce qu'il n'y a pas, à l'évidence, d'événement Renée Falconetti. Néanmoins l'écran est crevé, mais il semble, à défaut d'un autre nom, que ce soit par Jeanne elle-même, ce que l'on admettra difficilement.
La star a une puissance propre, donc, qui dépasse l'humanité d'un simple individu ou d'un simple spectateur. Si elles sont vénérées comme des demi-dieux/déesses, ce n'est donc pas par bête engouement populaire ou merchandising (comme cela peut être le cas par ailleurs pour les célébrités), mais par lucidité. Les stars sont intimidantes, troublantes, elles laissent sans voix. Elles feraient bien, parfois, de ne pas trop vieillir et de mourir jeunes, sinon elles nous laissent le temps de voir que la star ne se confondait pas avec l'acteur (De Niro aurait pu mourir en 1980 après Le Parrain 2, Taxi Driver, Voyage au bout de l'enfer et Raging Bull, ou même en 85 après Il était une fois en Amérique et Brazil). Les stars ne sont pas des objets de fantasme, ou pas facilement, mais il y a à cela des raisons historiques.
Avec tout l'aplomb d'un ignorant complet, je vous propose une très brève histoire des stars. Il me semble qu'en gros, elles sont une production hollywoodienne (c'est-à-dire qu'elles sont produites par le genre de cinéma qu'a promu Hollywood), et plus précisément une production de ce que je tendrais à appeler aujourd'hui la grande époque ou la période classique du cinéma américain, qui va des années 1930 incluses aux années 1960 exclues. C'est une période merveilleuse, il faut bien le dire. C'est l'époque du technicolor, de la comédie musicale, de la screwball comedy, des rythmes effrénés. C'est une industrie en pleine possession de ses moyens qui produit des films de masse, et en masse, d'une popularité immense et d'une qualité invraisemblable comparée au mainstream de ce que fait Hollywood aujourd'hui. Période étrangement mal connue ou mal éditée en France, à l'exception de quelques auteurs, mais justement, la période n'est pas majoritairement une période de cinéma d'auteur, et connaître Lubitsch n'exempte pas de connaître Gregory La Cava, Leo McCarey, George Cukor, Vincente Minelli ou Victor Fleming. C'est aussi l'époque du code hays, ce qui d'une part a des conséquences sur l'existence physique des acteurs, et d'autre part est révélateur de l'esprit de ce cinéma. Commençons par l'esprit : ce cinéma n'est pas un cinéma d'auteur. Il ne cherche pas l'indépendance. C'est un cinéma de producteur, de système, de star, de masse, populaire et génial. C'est un cinéma qui est plein de contraintes et s'y adapte. Certains auteurs s'y font mal, sans doute, mais ce cinéma là n'est pas là pour eux. Les conséquences sur l'existence physique des acteurs, c'est la grande décence qui le traverse. La prudence, la délicatesse obligatoire et la mise à l'écart de la sexualité, qui expliquent en partie, donc, que les stars soient difficilement objets de fantasme.
Il me semble que la période peut être définie a contrario par deux films qui l'encadrent, et qui tout à la fois n'en font pas partie et s'y rattachent irrémédiablement. Ce sont, pour cela, des films tout à fait uniques, resplendissants entre tous et tout à fait merveilleux. Le premier est l'Ange Bleu, de Josef von Sternberg, justement, de 1930, et avec Marlene. Le deuxième est Les Désaxés, de John Huston, de 1961 avec Marilyn. Ces deux films ont en commun d'employer des stars authentiques, et avec leur aura de star, dans des cinémas qui ne sont pas encore, ou déjà plus, des cinémas de stars. Et, comme si cela allait de pair, de les montrer dans un état quasi dévêtu, ce qui n'est pas loin du blasphème.
L'Ange Bleu est un film très mystérieux, encore ancré dans le cinéma d'auteur expressionniste allemand, muet, des années 1920. Il en a la plus profonde noirceur, les constructions très constrastées, et paraît vouloir se passer de dialogues. Et l'on y voit Marlene en bas-résilles. Je ne sais pas vraiment comment exprimer la folie de cette apparition, comment en faire sentir l'invraisemblance. Les stars ne montrent pas leur cuisses, jamais, elles sont des déesses. Et là nous voyons les cuisses d'une déesse, et rien n'a jamais paru si désirable. Sternberg est encore dans l'Europe artistique et le cinéma perd un peu les pédales. Et Marlene Dietrich, déjà déesse comme le démontre le film, semble encore avoir un corps humain, comme si elle vivait ici son apothéose, au sens strict cette fois, avant de vivre sa carrière d'être non-humain. Marlene a un corps sexué.
Les Désaxés, film tout aussi mystérieux, est à l'autre bout de la chaîne. Il est, comme La nuit de l'iguane du même génial John Huston, un film d'auteur qui n'emploie pas des acteurs de film d'auteur. Le dramaturge, Arthur Miller, écrit lui-même le scénario, un scénario barbare, brutal, un film en plein accord avec la vie dans ce qu'elle a de plus tremblant et de plus difficile à assumer. Exactement le cinéma d'auteur qui se profile pour les deux décennies à venir. Seulement voilà, c'est Marilyn Monroe. C'est son époux qui écrit le rôle et qui l'écrit pour elle. Et ce film a cela d'incroyablement singulier et déchirant qu'il nous fait voir ce qu'aurait pu être Marilyn Monroe : une actrice extraordinaire, si seulement on lui avait donné des rôles à sa mesure. Et la chose est d'autant plus frappante que Marilyn ne change pas à proprement parler de personnage ici. Elle joue toujours ce typique mélange d'ingénuité et de sex-appeal déchainé, seulement, là, pour une fois, son rôle a de la profondeur, de la consistance, il est triste, il est trouble. Elle est dénudée, un peu, elle est fragile, le film est sale et humain, et c'est comme si un coup de masse était porté sur les fondements du cinéma américain tel qu'on l'avait connu. Il ne s'en remettra pas, et c'est le cinéma d'auteur qui prendra la relève, John Cassavettes en tête qui a déjà révolutionné le cinéma 2 ans avant avec Shadows.
Tout ça pour dire que le corps des stars est un corps d'exception, qu'il transforme l'image cinématographique normale en quelque chose d'autre, comme une icône, qui trouve sa référence supra-humaine en dehors de la représentation elle-même, ce qui justifie le passage à l'extra-cinématographique et à la critique externe.