13 janvier 2017

Commentaires préliminaires sur la masculinité philosophique - II

Avant de mettre les mains dans le cambouis de la dialectique, pour décrire l'exclusion des femmes, institutionnelle et jamais cessante (exclusion à la fois des communautés philosophique en activité et du canon), je voudrais proposer deux nouvelles pistes concernant la spécificité philosophique de cette sombre affaire. Ce sont des pistes que je ne tire pas tout à fait entièrement de lectures féministes. La première est proprement philosophique, et donc en grande partie personnelle, et la seconde est d'abord sociologique.

Mon premier point concerne ce que j'ai appelé le masculinisme philosophique, soit la tendance systématique des philosophes à produire une théorie philosophique justifiant l'exclusion et/ou la domination des femmes. Je pose la question en philosophe : comment une chose telle que le masculinisme philosophique est-elle possible ? Comment donc pouvons-nous caractériser philosophiquement la philosophie en sorte à expliquer ces égarements, et la philosophie peut-elle sortir indemne d'une telle explication ?

Sur un plan au moins empirique, descriptif, je crois qu'on peut caractériser la philosophie comme la discipline qui prend en charge sur le mode de l'argumentation (ou de l'usage réglé, "rationnel", du langage) les problèmes et les questions pour lesquelles il n'existe pas de méthodologie déjà constituée  - ou qui aborde les questions et problèmes selon un point de vue qui échappe à ce que peuvent en dire les méthodologies constituées. Une philosophe sensée ne va pas venir contester un praticien sur son terrain (sauf à devenir elle-même praticienne en plus de philosophe), mais elle peut contester que le praticien soit en mesure de tout dire sur une question. Que la philosophie traite les problèmes pour lesquels une méthodologie n'est pas déjà constituée signifie aussi que les problèmes dont elle traite ne sont pas déjà constitués, car il faut une méthodologie pour constituer un problème. Le travail philosophique va alors constituer dans l'invention conjointe d'une méthodologie particulière, d'une formulation et précision du problème et de l'espace de ses réponses possibles.

Cela a plusieurs conséquences*. Pour ce qui nous occupe, cela veut dire notamment deux choses :
  1.  Il n'y a aucune question qui puisse échapper à la pieuvre philosophique, aucun domaine, aucune idée. Et donc aucun préjugé que la philosophie ne puisse venir tenter de justifier en raison. Ainsi, même si l'infériorité des femmes (selon quelque critère que ce soit) était un pseudo-fait trop inconsistant pour être pris en charge par une quelconque science, la philosophie pourrait toujours s'en charger**. Elle ne va même cesser de déployer de magnifiques efforts conceptuels, d'Aristote à Lévinas, pour réexplorer la question.
  2. Quoi que l'infériorité féminine soit une Fausseté fondamentale (un universel du faux, transcendant dans sa fausseté les époques et les contextes, fausse au moins depuis la Grèce ancienne), et qu'ainsi non seulement il est en fait réellement impossible de la justifier rationnellement, mais encore toute philosophie de valeur échoue, et se retrouve à son maximum de faiblesse et à son minimum de solidité méthodologique quand elle entreprend de le faire ; en dépit de cela, donc, on ne peut pas apporter strictement et avec assurance la preuve de cette fausseté au philosophe qui la profère. Et quand on le peut, on ne peut pas apporter en même temps la garantie de la validité la preuve.
Autrement dit, et pour résumer, la philosophie est telle qu'elle doit par nature toujours produire, sur toutes sortes de sujets, des discours argumentatifs incertains (incertains en ce sens qu'il ne sont pas garantis par le consensus méthodologique d'une communauté scientifique capable de rappeler à l'ordre le philosophe). Elle offre donc le contexte idéal pour la justification "rationnelle" d'un préjugé ; pour qu'une injustice devienne une partie constitutive de la science dans la pratique de laquelle a lieu cette injustice. C'est ainsi que le discours philosophique lui-même devient misogyne***.

Le deuxième point est une hypothèse sociologique qui comme telle demande à être vérifiée (je me soumets à la compétence des sociologues et statisticiens) et que je crois avoir trouvée dans ce livre : Randall Collins, The Sociology of Philosophies**** : il serait rarissime, voire impossible, d'être un ou une philosophe de quelque importance sans avoir été en contact personnel avec d'autres philosophes majeurs de la génération précédente (des maîtres), et/ou de la même génération (des pairs), et/ou de la génération suivante (des disciples). Par ailleurs, il n'existerait pour ainsi dire pas (à nouveau, sauf aberrations statistiques) de philosophes inconnus découverts rétrospectivement. Il n'existerait pas de génie philosophique solitaire ayant laissé une oeuvre inconnue qui transforme le paysage philosophique une fois découverte. A l'inverse, tout philosophe qui en est venu à avoir quelque importance aurait été en quelque manière connu et reconnu par ses pairs de son vivant (ceux qu'il pouvait considérer comme tel). Bien entendu, cela n'exclurait pas que l'importance du philosophe devienne immense après coup (Nietzsche, Marx), ou à l'inverse un oubli quasi total de gens célèbres (Spencer), ou encore une période d'oubli après laquelle il y aurait redécouverte. Mais cela imposerait une reconnaissance sociale contemporaine. Cela ne va pas de soi : les reconsidérations d’œuvres d'auteurs ou autrices sans la moindre visibilité dans leur champ sont pléthores dans d'autres domaines (Vivian Maier, Lautréamont, Evariste Galois, Lampedusa... en littérature au moins cela est très important). Le livre donne un certain nombre de pistes pour expliquer ce fait, notamment que la pensée philosophique ne semble se développer que sous la forme de la prise de position dans un espace de dialogue et de problème. On pourrait ajouter la prétention immense et bien connue des philosophes, leur affirmation souvent explicite de changer le cours de la pensée voire de l'histoire humaine, et comprendre que cette prétention n'est pas fortuite mais est à un certain point nécessaire pour oser entamer un projet philosophique sérieux c'est-à-dire se lancer dans des affirmations sur la vérité, aux portées immenses, sans avoir la garantie d'une institution et d'une méthodologie.

Tout cela pour suggérer l'idée qu'il y a, dans le cas de la philosophie, un type d'obstacle qui s'ajoute aux obstacles objectifs de type "responsabilité familiale", "difficulté d'accès à l'éducation", "impossibilité de s'inscrire à l'université" etc., et qui serait un obstacle proprement relationnel ou de l'ordre de la convivialité. A supposer qu'une femme parvienne à surmonter, par une série de hasards statistiques et d'efforts intenses, tous les obstacles, il faudrait encore qu'elle puisse être prise au sérieux et traitée sur un pied d'égalité par une communauté de pairs qui, du fait des mêmes obstacles objectifs, est majoritairement ou constitutivement masculine. Autrement dit c'est la camaraderie masculine qui deviendrait le dernier et presque insurmontable obstacle.

Cette hypothèse vaut ce qu'elle vaut, mais je voudrais lui faire rejoindre un témoignage d'une de mes amies sur la socialisation philosophique. En gros, le tableau est le suivant : à la fin du cours, le grand professeur, aspirant grand philosophe, entre en discussion avec les meilleurs élèves masculins. Il les invite à boire un verre où la pensée devient personnelle et qui entraîne un échange de mails. Les femmes ne sont pas invitées à ce verre ou à cet échange de mails, et leurs échanges personnels avec le professeur finissent toujours par être teintés d'une ambiguïté qu'elles ressentent comme une gênante drague. Les femmes finissent par quitter le Grand Cours de Métaphysique pour rejoindre les ateliers de lecture féministe ou les séminaires de philosophie politique tenus par des professeures. C'est une caricature, que j'énonce sans en avoir vécu la moindre part, mais je crois comprendre qu'elle dit quelque chose de ce qui se passe. Tout témoignage est le bienvenu. On trouve par ailleurs, dans les textes de Descartes ou de Leibniz à leurs correspondantes, une forme d'extrême respect qui est une variante du mépris, de mise à l'écart du sérieux du débat et de la réfutation.

Voilà ce que ces deux aspects du problème nous décrivent : la grandeur philosophique est une affaire de participation active et personnelle à un débat dans lequel il faut publiquement prendre parole avec une assurance strictement déraisonnable, et trouver en faisant ainsi une reconnaissance continue au sein d'une camaraderie masculine, tout cela dans le contexte d'une tradition qui ne s'est jamais empêchée de justifier en droit l'exclusion des femmes qu'elle ne cessait en même temps de produire dans les faits, pour rajouter l'insulte à la blessure.


*La conséquence la plus importante philosophiquement je crois, est qu'il est en droit impossible (et en pratique toujours ruineux) de trouver un point fixe à la philosophie, de trouver un point d'accord immobile à partir duquel le débat pourrait avoir lieu. Bien sûr, il y a toujours des points d'accord locaux, des points de départ partagés, des espaces communs de discussion, et surtout tout.e philosophe commence en tenant certaines choses pour acquises, la philosophie ne se crée pas ex-nihilo. Mais néanmoins on ne peut pas instaurer sur l'ensemble du champ philosophique une restriction quelle qu'elle soit, ni sur la méthode, ni sur le langage à adopter, ni sur le mode argumentatif, ni sur la nature de l'activité philosophique ou sur son but, ni sur un fait ou une définition quelconque. C'est ce qui fait aussi qu'il est toujours en droit possible de venir contester un système métaphysique sur la base d'une objection par exemple politique ou linguistique. Il se peut que la contestation échoue, mais on ne peut pas s'en garantir absolument, parce que le discours philosophique en tant que tel reste en droit tout à fait ouvert à n'importe quel angle d'approche. Ainsi, il peut y avoir un discours scientifique ou en général extérieur (sociologique notamment) sur la philosophie, mais il ne peut y avoir de méta-philosophie qui ne soit tout simplement de la philosophie au même titre que le reste. Ce point pourrait justifier dans une certaine mesure les critères de radicalité, compréhension et organicité, nommés dans le top de la philosophie : ensemble, ils énoncent une excellence au regard du caractère indéfiniment ouvert du discours philosophique.

**Malheureusement, le pseudo-fait a le statu quo social derrière lui ce qui a permis à des sciences au statut épistémologique encore flottant (la biologie d'antan, la neurologie de naguère) de se mouiller dans la malheureuse affaire de la misogynie savante.

***C'est  aussi comme ça que lorsqu'un grand philosophe a partie liée avec le nazisme (Heidegger), on ne peut empêcher cette catastrophe de caractériser en retour l'ensemble de son travail, parce que c'est dans la continuité réelle avec sa pensée qu'il en est venu à approuver l'arrivée des Nazis au pouvoir.

****Je ne prétends à absolument aucune compétence sociologique, et je suis trop fainéant et/ou pressé pour ré-ouvrir sérieusement le livre, qui par ailleurs offre une histoire et sociologie quasi-complète de la philosophie, y compris des traditions chinoises, japonaises et indiennes qu'on peut considérer comme philosophiques. Je n'en offre ici qu'un aspect minuscule que j'en ai retenu. Si quelqu'un.e a lu le livre et veut en dire plus, j'en serais vraiment ravi !

04 janvier 2017

Commentaires préliminaires sur la masculinité philosophique - I

Une chose doit sauter aux yeux de toute guerrière et guerrier de la justice sociale dans le top de la philosophie précédent : il ne comporte que des hommes*.

Pire que cela, j'ai honte d'admettre que je ne saurais pas vraiment citer un nom de femme philosophe que je puisse considérer comme philosophe de premier plan au sens défini dans l'article. Bien sûr, cela pourrait en dire davantage sur mon ignorance que sur l'état de la philosophie, surtout pour les XXe et XXIe siècles. Mais je ne crois pas non plus que ce soit de l'ordre de la simple erreur de perspective à corriger. L'apparence d'absence des femmes en philosophie, en particulier quand on quitte les domaines spécifiques (philosophie morale, ou politique, ou du langage, ou de la religion) et qu'on s'intéresse aux penseurs radicaux, organiques, compréhensifs et bouleversants selon les critères de la liste précédente, m'est toujours apparue comme un problème. En deux sens : c'est le signe d'une situation problématique qui, si elle persiste, doit prendre fin, mais c'est aussi un "fait" mystérieux, à la fois difficile à bien comprendre et à bien cerner (il y a apparence d'absence, mais est-ce une simple apparence ?).

J'aimerais pouvoir me contenter de renvoyer à une explication que j'aurais trouvée quelque part. Mais ce n'est pas si simple : depuis que je me suis posé le problème, j'ai trouvé une pluralité d'explications, élaborées par des chercheuses, historiennes, militantes, autrices, très intéressantes, et chacune très fertile et encourageant à l'action. Mais d'une part chacune était en un sens insatisfaisante, et incapable d'expliquer le problème et d'autre part, ce qui est plus important, elles étaient les unes problématiques aux yeux des autres, c'est-à-dire comprenant le problème de plusieurs façons non-directement compatibles, voire contradictoires**. On ne peut donc pas se contenter d'additionner les explications. Face à cela, j'ai une tendance irrépressible à organiser les réponses incompatibles en distinguant différents aspects du problème et en étudiant les rapports (dialectiques) que ces aspects entretiennent.

Il est très très possible que cela ait déjà été fait et qu'il y ait quelque part une explication à faire circuler et à faire connaître. Si cela est le cas, j'aimerais vraiment la référence. Entre temps, je vais tenter d'exposer la situation telle que je l'ai comprise au contact de mes amies, de militantes, et à la lecture de livres abordant le problème sous différents aspects, et tenter de poser les préliminaires à une explication qui pourra s'élaborer collectivement.

Schématiquement, je connais trois tendances explicatives ou en général trois regards sur le problème de la masculinité philosophique. 

La première serait l'étude du masculinisme philosophique, c'est-à-dire de la tendance systématique des philosophes à élaborer une théorie du féminin qui justifie l'exclusion des femmes de domaines cruciaux de l'activité humaine et en particulier de la philosophie (tout en professant parfois une admiration et un amour pour les femmes ainsi remises à leur place). Ce qui serait vraiment amusant, si ce n'était pas si énervant, c'est que cela se fait de façon totalement contradictoire : les penseurs du calcul rationnel ont classiquement assigné les femmes à l'intuition et au sensible, mais il suffit de considérer des penseurs de l'intuition philosophique (Bergson) pour voir apparaître des textes expliquant que les femmes sont les vraies rationalistes calculantes et que les hommes sont davantage au contact de l'intuition. Ce sont les livres de Michèle le Doeuff, L'Etude et le rouet et Le sexe du savoir, qui m'ont les premiers initié à cette étude. Il va de soi que le masculinisme des hommes philosophes ne peut être une explication en lui-même de l'absence apparente des femmes en philosophie, sauf à déjà présupposer que la philosophie est le domaine gardé des hommes. On comprend qu'il puisse avoir un effet repoussoir, mais cela n'est pas suffisant.

La seconde est, assez classiquement, l'étude historique et sociologique des obstacles objectifs, matériels et institutionnels à l'accès des femmes à la philosophie. Cela comprend des aspects très nombreux, depuis l'impossibilité formelle des femmes d'entrer dans une école ou de s'inscrire à l'université, jusqu'à l'assignation familiale normale à la garde des enfants, en passant par le manque d'instruction élémentaire, la morale sociale sexuelle, l'absence de contrôle sur les revenus, le statut de minorité, etc. On voit que tous ces aspects n'ont rien à voir avec la philosophie à proprement parler, ils s'appliquent à énormément de domaines, en fait à tous les domaines socialement valorisés et où les hommes sont prédominants. Cette tendance considère l'absence relative des femmes dans le champ comme une aberration statistique à expliquer, et elle donne les raisons de cette aberration. Le texte le plus poignant que je connaisse dans cette veine est Une chambre à soi de Virginia Woolf, dont je citerais en particulier l'expérience de pensée de "la soeur de Shakespeare", soeur imaginaire dont V. Woolf imagine qu'elle tente d'avoir le même parcours que son frère et rencontre une série d'obstacles sociaux et institutionnels qui finissent par la rendre folle. Je crois qu'on produirait très facilement des expériences de pensée analogues avec la soeur de Socrate, de Thomas d'Aquin ou de Spinoza. L'importance et le caractère déterminant d'une explication de ce genre me semble absolument indéniable. Elle explique en quelque sorte par manière de force brute l'aberration statistique : il est inévitable, vu le contexte social, que les femmes soient statistiquement peu nombreuses dans un domaine comme la philosophie. Mais cela ne semble pas suffire, sur un simple plan statistique. Il y a des époques où l'accès à l'université a été un réquisit indispensable pour être un grand philosophe, mais ce n'est pas vrai de la totalité de l'histoire. A toutes les époques des petites filles ont eu accès à l'instruction suffisante, à la riche bibliothèque de leurs parents, et certaines ont par la suite eu le loisir de poursuivre des activités intellectuelles. Si on prend le roman, par contraste, il semble je crois clair à tout le monde que Mme de Lafayette et Virginia Woolf sont des figures absolument majeures de son histoire. Il doit y avoir quelque chose de particulier à la philosophie, et pas seulement la misogynie de ses acteurs, qui aggrave le problème.

La troisième perspective s'intéresse à la transmission du canon de la philosophie, et tend à prendre le problème de façon très différente : ce ne serait pas qu'il n'y a pas de femmes en philosophie, mais plutôt que les femmes philosophes sont systématiquement effacées des registres de l'histoire. C'est une perspective très importante, qu'il faut prendre très au sérieux. Car si elle est vraie, nous toutes et tous qui posons le problème dans les termes de la deuxième tendance sommes en un sens complices de cet effacement. Et de plus, si elle est vraie elle nous offre les vrais moyens d'une résolution du problème : il faut exhumer les femmes disparues des archives historiques pour retrouver une histoire non-masculine de la philosophie***. Cette perspective a entraîné, que je sache depuis quelques décennies, des travaux historiques dans ce sens, de réhabilitation de figures de femmes philosophes plus ou moins oubliées ou déconsidérées. Voilà ce que je comprends comme étant le résultat de cette entreprise : l'effacement des femmes du canon, la minimisation de leur rôle, est un fait ; mais c'est un fait qui a beaucoup à voir avec une caractéristique plus générale du canon philosophique, qui ne concerne pas proprement la présence ou non des femmes. Cette caractéristique (qui se manifeste d'ailleurs dans la simple idée d'un "top" de la philosophie) c'est la concentration du canon autour de "grands hommes", de grandes figures ayant en quelque sorte une force d'attraction individuelle autour de laquelle gravite le champ philosophique, et par laquelle il se comprend. Or, on n'a pas affaire à un simple effacement des grandes figures féminines. Oui, il y a des philosophes femmes, à de nombreuses époques, oui elles sont importantes et elles sont excessivement snobées par les historien.ne.s, et elles sont certainement intéressantes à étudier. Mais on ne saurait pour autant, même avec la meilleure volonté du monde, présenter une vraie histoire alternative de la philosophie dont les figures majeures, à défaut d'être paritaires, comprendraient du moins des femmes de temps en temps. On n'a pas, je crois, ce phénomène qui apparaît manifeste dans l'histoire de la physique et des sciences contemporaines, des cas de femmes dont les travaux ont été simplement volés, ou dont le Prix Nobel a été attribué à un collaborateur homme. 

Si l'on veut alors parler des femmes dans l'histoire de la philosophie, il faut changer le rapport au canon philosophique lui-même, cesser de tant se concentrer sur les seuls grands hommes pour s'intéresser davantage au travail collectif, aux conditions matérielles de production du savoir, à la circulation des idées et leur transformation dans une époque. On pourra alors faire remarquer par exemple que la correspondance avec Elisabeth est décisive pour l'orientation de la dernière oeuvre de Descartes, ou que Lady Conway a pu contribuer à l'élaboration de la notion de monade par Leibniz. Un livre très intéressant à cet égard entreprend de systématiquement mettre en lien dans l'histoire de la philosophie un grand auteur (homme) avec une femme qui entretient un rapport philosophique important avec lui, soit de discussion, soit d'influence, soit de conflit, etc. (le recueil de Karen J. Warren : An Unconventional History of Western Philosophy). Ce travail est fort intéressant, mais je crois qu'il pose deux problèmes sérieux dans la perspective qui m'occupe ici. D'une part, il n'a en lui-même rien à voir avec le problème de l'absentement des femmes en philosophie. Je veux dire qu'il peut être salutaire de considérer Descartes en même temps que la constellation de ses correspondants et la matérialité de son travail et de la circulation du savoir, mais que parmi les acteurs de cette histoire, les femmes restent hyper-minoritaires. Si on se contente d'ouvrir le canon à la foule des praticiens, les femmes certes apparaissent, mais se retrouvent alors noyées. Si on commence à étudier Anne Conway en France parce que les Platoniciens de Cambridge sont un groupe trop négligés et important pour comprendre le XVIIe siècle, est-ce qu'on ne va pas plutôt étudier Henry More, le plus important des dits Platoniciens ? 

D'autre part, réviser le canon entre en conflit avec ce à quoi je tiens quand je parle de la philosophie et de l'absence en elle des femmes. Il peut être important pour un.e historien.ne de la philosophie de ne pas être aveuglé.e par les grands noms d'auteurs et de replacer les figures dans le contexte de la production collective du savoir ; mais pour moi qui suis philosophe, cela ne m'aide pas vraiment, parce que je tiens au canon tel qu'il est, je crois qu'il est important voire inévitable de se rapporter à l'activité philosophique à travers le travail d'individus qui ont su reconfigurer par leur travail exceptionnel le champ de la pensée. Certes les oeuvres collectives sont également décisives et indispensables, mais même elles se font généralement sur le mode de la discussion interminable de l'oeuvre de référence d'un ou plusieurs premiers grands auteurs. Or c'est dans ce mode de l'activité philosophique, celui auquel je tiens et dans lequel je pense, que les femmes sont absentes. Je pourrais tenir le même propos quant à d'autres formes de révision du canon : par exemple, j'ai suggéré au début que l'absence des femmes était beaucoup moins nette quand on mettait au premier plan un domaine particulier, notamment la philosophie morale et politique, a fortiori le féminisme (ou la philosophie de la relation sociale hommes/femmes). Je suis prêt à entendre que la minimisation de ces champs a à voir avec le masculinisme auquel peut-être je contribue, mais le fait est que je tiens à la philosophie générale et à la métaphysique et à leur valeur proprement philosophique.

Voilà pour ce premier post sur la question. Si d'autres posts suivent, avec j'espère des commentaires des critiques et des contributions, voire des prises de relai par d'autres, je pourrai revenir sur chacun de ces trois aspects (le masculinisme des acteurs, les obstacles moraux, sociaux et institutionnels, et la nature particulière du canon et de l'écriture de son histoire) ; j'essaierai de réfléchir à ce qui en eux est général et vrai d'autres domaines de l'activité humaine, et ce qui est propre à la philosophie ; et je travaillerai à la manière de les faire se réfléchir dialectiquement les uns dans les autres pour offrir un tableau cohérent et complet du problème de l'absence des femmes en philosophie.


Notes :

* Bien qu'on puisse nommer des femmes qui appartiennent aux groupements collectifs : il me vient spontanément, pour le groupement du XVIIe siècle, Lady Anne Conway, et Elisabeth de Bohème ; pour le groupement de l'après-guerre, Hannah Arendt, Simone de Beauvoir, Julia Kristeva et en un sens Simone Weil ; Edith Stein pour la phénoménologie ; Elizabeth Anscombe pour la philosophie analytique ; etc. 

** Pour des raisons à la fois méthodologiques, empiriques, et politiques, je ne veux pas prendre du tout en considération des explications de type essentialiste, portant sur  ce que "les femmes" en tant que telles voudraient ou ce dont "elles" seraient capables sur l'ensemble des 25 siècles d'histoire de la philosophie. Je ne veux même pas rentrer dans le débat, mais dirai simplement que ce genre d'explication, même quand elles sont prudentes et pas purement odieuses, me semblent tout à fait inintéressantes, philosophiquement problématiques, pas du tout concordantes avec les faits, et en général n'expliquent en fait rien, ne font que reproduire le problème.

***Ce processus de falsification des comptes-rendus, de révisionnisme historique à des fins idéologiques, est par ailleurs attesté pour d'autres problèmes. Je crois comprendre en particulier que les comptes-rendus historiques à partir du milieu du XVIIe siècle ont inventé de toutes pièces une histoire de la philosophie proprement européenne ou occidentale, dans laquelle les penseurs européens modernes sont les héritiers directs des penseurs gréco-latins et de la philosophie médiévale chrétienne, alors qu'il était très clair pour tout le monde au moyen-age tardif et à la Renaissance que l'héritage grec se faisait à travers la transmission par l'activité philosophique (et mathématique) du monde Arabe, et que par exemple la reprise chrétienne d'Aristote se faisait en communication et rivalité avec sa reprise musulmane, tout cela ayant été effacé des registres après coup.

03 janvier 2017

Top de la philosophie

A titre d'exercice parfaitement vain et gratuit, sinon stupide, j'ai tenté de constituer ce qui m'apparaissait comme la forme la plus raisonnable d'un "top" de la philosophie. Ce top adopte une perspective dont j'ai conscience qu'elle ne va pas forcément de soi, qui est la perspective de la valuation des philosophes du point de vue de la philosophie elle-même (et forcément de mon point de vue sur la philosophie, par conséquent). C'est-à-dire que je n'essaie pas de rendre compte avant tout de l'impact réel, ou de la transversalité des résultats, ou strictement de la postérité dans la pensée, mais de la grandeur philosophique, du degré de "philosophie" des philosophies en jeu. Je voulais en premier lieu décrire les philosophes les meilleurs, pas forcément ceux avec qui je m'accorde mais ceux qui sont les plus bouleversants du point de vue de l'activité de pensée philosophique. Les critères qui mesurent cette qualité philosophique sont strictement a posteriori, tirés à peu près empiriquement de ma valuation spontanée des philosophes (pour être bien clair sur l'absence totale de rigueur de cet exercice), et pourraient être les suivants : 

radicalité : ce critère est le critère fondamental, pour moi qui viens de la tradition d'enseignement français à tendance historique. La radicalité est définie comme la capacité à poser les problèmes à un niveau profond de remise en cause des présupposés de la pratique ordinaire pour arriver à justifier son discours. Ce qui ne veut pas dire rejeter les présupposés, mais se placer à un niveau radical de la question, jusqu'au point de l'irréfutabilité pour cause de trop grande insaisissabilité des prémisses (insaisissabilité justement pour des raisons de profondeur : quand les hypothèses portent à la fois sur l'ontologie, l'épistémologie, la sémantique, la pratique, etc, il n'y a plus de réfutation exactement possible).

organicité : je dis organicité plutôt que systématicité, pour ne pas imposer la constitution d'un "système" en un sens trop restreint. Mais systématicité pourrait convenir. L'organicité est définie par la capacité des aspects de la philosophie à dépendre les uns des autres ou à se répondre en un tout cohérent et intra-motivé.

compréhension : le mot est employé au sens logique. La compréhension est comprise comme la capacité de la pensée philosophique à embrasser la plus grande diversité du domaine de l'expérience humaine, de la logique à la morale en passant par la vie quotidienne, la théologie, la science, la politique, la nature, etc.

caractère bouleversant : c'est un critère volontairement vague qui est choisi pour son vague afin de comprendre de façon indécidée des notions comme la "nouveauté" (qui se définit mal en elle-même, la nouveauté est souvent constituée après coup par le changement de regard que permet la philosophie bouleversante), ou la "fertilité" (qui est elle aussi à mi-chemin de l'objectif et du subjectif, et n'admet pas de critère net). Est bouleversante la philosophie qui fait penser, qui force à penser, à laquelle face à un problème on tend à revenir comme à une source possible car elle a changé pour nous les possibilités du pensable.

La formulation de ces critères, comme je l'ai dit, se fait a posteriori, après examen de la formulation spontanée, à laquelle je tends à toujours revenir, d'un top 4 des plus grands philosophes, qui le sont donc rétrospectivement selon les 4 critères nommés à l'instant : 

Platon - Aristote - Kant - Hegel 
(dans l'ordre seulement chronologique)

Que ces 4 philosophes répondent (à un point invraisemblable) aux 4 critères nommés, je crois qu'il suffit de considérer sérieusement leur oeuvre pour s'en rendre compte. Mais je voudrais commenter certains aspects du quadrumvirat. Il n'échappera pas qu'on pourrait réécrire les 4 sous la forme de 2 couples de 2, sur une simple base historique : Platon - Aristote ; Kant - Hegel. Dans chacun des couples, en effet, le second a été directement formé à l'école et du vivant du premier. A un certain niveau, cela veut simplement dire cela : vue la grandeur de l'entreprise respective de Platon et de Kant, il n'est pas outre-mesure surprenant qu'elle ait à chaque fois immédiatement entraîné comme son produit corrélatif un répondant d'une grandeur équivalente, tant la pensée philosophique tend à se produire sous la forme d'un répondant. En outre, on peut trouver chez les deux seconds un rapport très important aux deux premiers. Kant entend apporter finalement la preuve de la distinction platonicienne du sensible et de l'intelligible, en même tant qu'il apporte enfin l'explication (bouleversante) de la structure catégorielle du monde qui avait avec Aristote fondée la philosophie classique. Hegel lui aussi constitue son système les yeux rivés sur l'idéalisme platonicien (qu'il accomplit enfin) et sur l'encyclopédisme aristotélicien (qu'il parvient, seul, à égaler en même temps qu'il le bouleverse complètement en prenant la mesure du bouleversement kantien). On peut enfin conférer à la quadrilogie un aspect architectonique sur l'histoire de la philosophie. On peut dire raisonnablement que Platon est celui qui invente la philosophie, en revendiquant l'héritage des Pythagoriciens, de Parménide, d'Héraclite et surtout de Socrate, contre les Sophistes, en défendant la catégorie du savoir contre la réduction à des jeux de langage, la prétention rationnelle contre la circulation des opinions, y compris et surtout dans les domaines politiques, moraux, ou artistiques, le caractère paradigmatique des mathématiques et le travail fondamental sur les concepts et les conditions de la pensée. Aristote, à sa suite, et contre lui à beaucoup d'égard, est celui qui fait la philosophie, qui produit un travail encyclopédique d'absorption de la totalité de l'activité et du savoir humain dans le rationnel, au point qu'aux yeux de nombreuses traditions pendant des siècles de l'histoire de la philosophie, on pouvait considérer que pour l'essentiel la philosophie avait été faite, qu'il s'agissait de la travailler, de la perfectionner, de la discuter, mais sans qu'on ait à quitter (du moins volontairement et consciemment) le cadre de référence mis en place. Kant est celui qui bouleverse la philosophie, qui la révolutionne en transformant décidément le sens de tout énoncé possible à partir de lui, sur la base de toute la révolution dans la pensée philosophique et scientifique qui avait lieu depuis la fin du seizième siècle, mais de manière malgré tout stupéfiante même sur fond de cette histoire. Et Hegel est celui qui, sur le fond du cadre nouveau créé par le geste kantien, et directement contre la perspective kantienne, va achever la philosophie telle qu'elle avait eu lieu jusqu'à lui, lui donner un terme en absorbant dans son système la totalité du monde et la totalité de la rationalité philosophique précédente. Inventer, faire, bouleverser, achever.

Au-delà de ces 4, les choses se compliquent, et il devient moins spontanément tentant pour moi de continuer à simplement lister des auteurs. Je crois qu'on rend mieux compte de la grandeur philosophique en menant parallèlement 3 listes incomplètes, dont une au moins est essentiellement incomplète : une liste des grands moments de l'histoire de la pensée philosophique (qui ont de l'importance avant tout par l'espace de problème et de solution qu'ils définissent, la profondeur des débats en jeu, la fertilité du questionnement collectif et sa capacité à intervenir dans tous les champs, etc.), la liste des grandes écoles de cette pensée (dont on doit considérer que leur grandeur déborde largement celle d'un ou d'une quelconque de leurs auteurs ou autrices, mais qui collectivement forme une pensée qui répond aux 4 critères nommés plus haut), et la liste des philosophes de premier plan (c'est celle-ci au moins qui est essentiellement inachevée, c'est-à-dire non pas simplement incomplète pour des questions d'ignorance mais essentiellement relative à des critères, voire subjective ou arbitraire, variable et circonstancielle, infinissable, sans limite claire).

Parmi les écoles que je connais suffisamment pour reconnaître leurs grandeurs et importances collectives, je peux nommer dans l'Antiquité le stoïcisme et le néo-platonisme, et pour le XXème siècle le matérialisme dialectique, la phénoménologie, la philosophie analytique, et peut-être le pragmatisme.

Parmi les moments majeurs de la pensée que l'enseignement français m'a amené à connaître, je peux nommer la grande invention de la philosophie et des mathématiques grecques, de Parménide à Aristote, le grand moment conjoint de l'empirisme anglais, du rationnalisme cartésien et de l'invention de la physique au XVIIème siècle, l'idéalisme allemand, et le grand moment international (et français en particulier pour la philosophie) du "théorique" en sciences humaines dans l'après seconde guerre mondiale. Il faudrait probablement au moins nommer 3 époques moins bien connues du mainstream, la période hellénistique, la période classique de la pensée de l'ère islamique, et peut-être la scolastique européenne des XIIIème et XIVème siècles, liste non-exhaustive.

Quant aux penseurs de premier plan, Plotin et Descartes me frappent spontanément comme deux auteurs dont la grandeur et l'importance sont immenses, mais qui l'un et l'autre échouent à être suffisamment compréhensif, abandonnent certains aspects de l'expérience (ce qui fait qu'ils trouvent aussi leur place, l'un dans l'immense école néo-platonicienne qu'il inaugure en un sens, l'autre dans la grande époque dont le cartésiannisme est peut-être le centre principal de pensée). Et puis bien sûr, dans aucun ordre particulier, Leibniz, Spinoza, Nietzsche, Marx, Hume, Deleuze, Averroès, Epicure, Augustin, Damascius, Whitehead, Duns Scot, Thomas d'Aquin, Wittgenstein, Husserl, Peirce, Locke, Bergson, etc.

21 mars 2013

Le troisième homme

Je viens d'avoir une révélation au sujet du problème du troisième homme chez Platon. J'ai à la fois compris le problème, qui me troublait un peu jusque là, compris ce qui me gênait jusqu'à présent en lui, et compris en quoi ce n'est pas du tout un problème pour Platon et ainsi pourquoi il est laissé irrésolu dans le Parménide sans qu'on doive suppose que Platon a changé de doctrine par la suite.
        L'argument du troisième homme est le suivant (je l'expose pour l'instant de manière volontairement confuse) : si l'Idée de l'humain est elle-aussi humaine, alors il doit y avoir une autre Idée de l'humanité partagée par les humains sensibles et l'idée de l'humain. Mais si cette seconde idée elle aussi est humaine, il doit y avoir une troisième idée etc. etc. à l'infini. 
        Dans l'Antiquité il y a deux grandes réponses classiques à ce problème, celle d'Aristote et celle de Plotin. La "solution" d'Aristote consiste à nier que l'humanité soit séparée des humains : elle est simplement présente en eux et on peut l'en abstraire en esprit, la considérer indépendamment des accidents. La "solution" de Plotin, je crois, c'est de nier que l'idée de l'homme soit humaine (ce qui me paraît raisonnable à vrai dire).

Platon ne peut adopter ni l'une ni l'autre de ces "solutions". Il ne peut adopter la réponse aristotélicienne parce que pour lui il est faux qu'à proprement parler la nature de l'humanité soit dans les hommes. Ils participent à elles mais sont toujours plus ou moins humains, des fois ne le sont plus, ou pas encore, ou ne sont plus du tout. Cela pose un problème sémantique : on suppose que tout acte de référence, s'il réussit (c'est-à-dire s'il fait bien référence à quelque chose et n'est pas une parole creuse) doit renvoyer à un être réellement existant, et si le discours qui fait référence est vrai, alors cet être doit avoir les caractéristiques qu'on lui attribue. Or quand on parle de l'humanité, d'une parle on juge que l'on parle bien de quelque chose, il y a bien quelque chose comme l'humanité, et d'autre part on parle de quelque chose de stable, de parfaitement défini, d'éternel et de totalement non-relatif. Cela ne peut donc faire référence à un étant sensible, ou à quelque chose de cet étant, en cet étant, car tout dans le sensible est mouvant, douteux, relatif, temporel, fragile, mal défini, etc. Si le discours sur la nature n'est pas vide alors il doit exister des natures en soi, des Idées, qui sont absolument et éternellement ce qu'elles sont.
        Mais on voit alors pourquoi il ne peut pas adopter la solution plotinienne : pour lui l'Idée a avant tout une fonction épistémologique et sémantique, elle doit donner un référent au discours vrai sur les natures des choses, avant d'avoir une fonction causale et métaphysique. On ne peut pas dire que l'Idée de l'homme n'est pas humaine, sinon elle ne peut pas non-plus être le bon référent.

On a donc un problème mystérieux, obscur, et un peu gênant, et posé par un Platon qui semble privé de moyens de s'en sortir et pourtant a l'air de faire comme si de rien n'était. La solution a mon sens est simple : Platon a raison de faire comme si de rien n'était parce qu'il n'est pas concerné par ce problème. Essayons d'abord de comprendre le problème : sa formulation antique la plus nette doit se trouver dans le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise à la Métaphysique d'Aristote : "Si ce qu'on affirme de plusieurs choses à la fois est distinct de ces choses et subsistant par soi, il y aura, l'humain étant affirmé et des individus et de la forme, un troisième humain distinct et des individus et de la forme. Il y en aura de même un quatrième, etc. et ainsi à l'infini.". On a donc les prémisses suivantes :
1) Ce qu'on affirme de plusieurs choses à la fois est distinct de ces choses et subsistant par soi.
2) Il y a plusieurs humains : plusieurs individus sensibles dont on affirme une nature d'humain.
3) Toute nature de l'humain est humaine.
D'où on tire :
4) Il y a une nature de l'humain distincte des humains sensibles et subsistant par soi (1, 2)
5) Il y a une nature de l'humain distincte du groupe : {humains sensibles et nature de l'humain} et subsistant par soi (1, 3, 4)
6) Il y a une nature de l'humain distincte du groupe {humains sensible, nature 1, nature 2} et subsistant par soi (1, 3, 5) 
etc. et par récurrence : 
7) Il y a une infinité de natures de l'humain (s'il y a n natures de l'humain alors il y a une nature n+1, et il y a au moins une nature de l'humain).

Platon n'est pas concerné par ce problème, parce qu'il n'a aucune raison d'adopter la première prémisse. Ce n'est pas en soi la multiplicité qui lui pose problème, c'est la référence du discours. Pour Platon les Formes ne sont pas des universaux, ne sont pas des prédicats dits de plusieurs, ou des natures générales partagées par les particuliers. Ce sont des entités parfaitement singulières. Ce qui est dit de plusieurs, ce n'est pas l'Idée de l'humain, c'est le prédicat "humain" et surtout c'est le nom "humain". Mais le nom "humain", qui est un universel, n'est pas lui-même humain, pas de problème à ce niveau là.

08 avril 2012

A parodic argument against modal distinctions

(This is a parody of that : An account of McTaggart's argument against time)


 We begin our argument by distinguishing two ways in which possible worlds can be described. First, possible worlds can be described according to their possession of properties like being actual, being merely possible. (These properties are now referred at as “A properties.”) We call the series of worlds ordered by these properties “the A series.” But we say that possible worlds can also be ordered by two-place relations like being merely possible considered from, actual considered from, etc. (These relations are now called “B relations.”) We call the series of worlds ordered by these relations “the B series.”

 We claim that the B series alone does not properly permits one world to be distinguished as actual. I.e., we are saying that the A series is essential to modal distinctions. Our reason for this is that reality is essential to modal distinction, and the B series without the A series does not involve genuine reality (since B series worlds are equally possible, whereas A series propositions assign a world as the real one).

 We also claim that the A series is inherently contradictory. For the different A properties are incompatible with one another. (No world can be both actual and merely possible.) Nevertheless, we insist, each world in the A series must possess all of the different A properties. (Since a possible world is from itself actual.)

 One response to our argument that we anticipate involves claiming that it's not true of any world, w, that w is both actual and merely possible. Rather, the objection goes, we must say that w is merely possible from the actual world, and is actual from itself. But this objection fails, according to us, because the additional points of view that are invoked in order to explain w's possession of the incompatible A properties must themselves possess all of the same A properties (as must any further modal points of view invoked on account of these additional points of view, and so on ad infinitum). Thus, according to us, we never resolve the original contradiction inherent in the A series, but, instead, merely generate an infinite regress of more and more contradictions.

 Since, according to us, the supposition that there is an A series leads to contradiction, and since there can be no modal distinction without an A series, we conclude that modal distinction itself, including both the A series and the B series, is to be rejected.


Needless to say, despite arguments such as ours, many philosophers will remained convinced of the pertinence of modal distinctions (for it certainly seems like there is a modal characteristic of the world). But a number of philosophers might be convinced by at least one part of our argument, namely, the part about the contradiction inherent in the A series. That is, some philosophers might be persuaded by us that the A series is not the case, even though they won't go so far as to deny the reality of modal distinction itself. These philosophers will accept the view (soon to be called “Lewisian modal realism”) that the B series is all there is to modalities. According to Lewisian modal realism, there are no genuine, unanalyzable A properties, and all talk that appears to be about A properties is really reducible to talk about B relations. For example, when we say that the world where Jesus is a girl has the property of being merely possible, all we really mean is that this world is not the world at which we are speaking. On this view, there is no sense in which it is true to say that one world is the real one, and any appearance to the contrary is merely a result of the way we humans happen to perceive our world.

The opponents of The Lewisian modal realism accept the view (often referred to as “Actualism”) that there are genuine properties such as being actual, being merely possible, etc.; that facts about these A properties are not in any way reducible to facts about B relations. According to Actualism, the reality of our world is indeniable and absolute, and not merely some mind-dependent phenomenon.

The Actualist might be happy to concede our claim that there can be no modal distinction without an A series, but the typical Actualist will want to reject the part of our argument that says that the A series is inherently contradictory. For the typical Actualist will deny our claim that each world in the A series must possess all of the different A properties. That is, she will deny that it is true of any world, w, that w is actual and merely possible. Instead, she will insist, the closest thing to this that can be true of a world, w, is (for example) that w might have been actual, and is merely possible, where the difference of modality in this claim is not to be analyzed away (just as the apparent references to the putative A properties actuality and mere possibility are not to be analyzed away in favor of reference to B relations).

Thus the standard Actualist response to our argument involves the notion that we must “take modalities seriously,” in the sense that there is a fundamental distinction between (for example) saying that x is F and saying that x might have been F. The thesis can be put this way.

Taking Modality Seriously: The verbal modality of ordinary language (expressions like ‘it is the case that’, ‘it might have been the case that’) must be taken as primitive and unanalyzable.

In virtue of her commitment to Taking Modality Seriously, the Actualist will say that no world ever possesses all of the different A properties. Thus, according to the Actualist, there is no contradiction in the A series — i.e., no contradiction in saying of a world, w, that w is actual, and might have been merely possible — and, hence, no contradiction to be passed along the different worlds at which w is actual and might have been actual.

In effect, then, the typical Actualist makes exactly the move in response to our argument that we anticipated, and explicitly rejected. Not surprisingly, then, many Lewisian will feel that the Actualist response fails.


13 mars 2012

Relativism, Solipsism, and Absolute Truth.


Solipsism may simply be the idea that the valuation of certain (or maybe all) truths is to be referred to my point of view. For example, I may hold that 'good' means 'good for me' (not simply 'held as good by me' nor 'leading to my personal interest' but really 'related-to-me-good'), like I could say : 'Now' is the sixth of March or 'Here' is Bagnolet in Paris's suburb, which means related-to-me now and here. Some other truths could be related to my point of view, such as the truth's valuation of the existence of colours, or of the existence of anything whatsoever, or maybe even of logical laws. Theoretical Egoism (the idea that all that is 'good' is 'good for me') can only be based on such a consideration that unmodalized 'good' is simply devoid of any meaning whatsoever.

There is several ways one is to interpret and formalize such an Idea, that the fact that 'x is P' has a meaning only 'to you' : It could mean that it is relatively to you that x is P, as opposed to relatively to others, or as opposed to being true simpliciter, so that it is true relatively. Or it could mean that it is absolutely true, but that any such true proposition implies a transcendental frame, for example that it is noematic. In the first case, the proposition could be formalized by 'For me(Px)', 'x is-for-me P', and I could take into account somebody else's point of view in the following manner : 'somebody(Px)'. In the second case I could even write 'Px', but in any case, I should consider that there is no general valuation, i.e. no valuation outside a subjectivity, but for example an egoistic absolute valuation, and possibly modalized alternatives ; or maybe only modalized subjective valuations.

In fact, three possibilities are given :
- strict relativism, holding that every truth (or every truth of some kind) is valuated relatively to a subject : 'for me(Px)', 'for Bill(Dx)', 'for Dun(Ex)', etc. ;
- strict solipsism which denies the existence of other subjects and has an absolute though egoistic valuation ;
- open solipsism which conciliates absolute and modalized valuations (me and others) : 'Px' and 'for Bill(~Px)'.

I do not believe that the form adopted ('for me(Px)' or plainly 'Px') is crucial regarding which of those positions you hold. Formally, if one is to compare his point of view with others, even if others are pseudo-subjectivities, or with a pseudo-objective truth, he may modalize his own point of view, knowing that it is in fact the absolute though egoistic truth.

Open solipsism actually presents one with certain interesting facts : a solipsist would deny the indexicality of certain terms : interestingly enough, 'me' would not be indexical any more (it would just be a transcendental condition, and a certain object within the frame) but 'you' would still be. 'You' would actually be relative to the pseudo-subject I consider myself speaking to. Spatio-temporal indexical terms would be more intricate. One is presented here with an alternative : either one considers only one's momentaneous ego to be existent (but I can hardly conceive how  that wouldn't lead to madness) or she considers herself perduring through time. In the first case, here and now certainly are not indexical, but plainly absolute. In the second case, even if she believes in the so-called 'A-series time' so that 'now' and 'here' would indeed be absolute, and their valuation unmodalized, they could still be modalized in a concurrent B-series conception, in order to compare one present self with one's former selves (in the same way as the absolute valuation of my egoistic truth can be modalized in a sort of relativist-B-series). We would then see that 'here' is indeed indexical, but only temporally, and not spatially ! It is relative not to points of space, nor subjects, but only to moments of time in which I am. One may continue this interesting inquiry.

I shall now speak of two authors who have tried to break by means of demonstration the fortress of radical solipsism. By 'radical solipsism', I mean the hypothesis that simply no valuation whatsoever is to be made unmodalized, not even logical tautology. These two authors are two of my favourite French philosophers : René Descartes and Quentin Meillassoux, and I should add that I believe they both succeeded in such a demonstration (even though, maybe not as widely as they hope). It must be noted that neither of them can be said to have used a 'logical' demonstration, i.e. a demonstration by means of true axioms and logical coherence. They both used a reductio to what is now called a 'pragmatic contradiction', i.e. the contradiction between what is hold and the fact that it is held. It may be considered natural that they should have done so, considering their opponent, who would have modalized every axiom possibly used in the demonstration. Their reasoning had therefore to be somehow extra-logical. It must also be noted that their respective opponents are somehow their personal creations. They both considered themselves threatened by scepticism, which in both context was identified with a solipsism of some kind, either Montaigne-like for Descartes or 'Correlationist' for Meillassoux, and were both in search of an absolute truth that a solipsist could not deny*.

Descartes made substantially the following remark : the fact that 'for me(something)' isn't, itself, modalized. It is therefore absolutely true that 'for me(something)', and therefore absolutely true that there exists at least one point of view, namely mine. And it cannot help to modalize and say 'for me(for me(something))', because the situation would be exactly the same then. This amounts to say that the modalization isn't in itself modalized. Of course, it is not per se a very useful fact, but Descartes will try and go on, saying that 'for me(I exist and my existence implies the existence of God)', which, if true, is, as he has proven, absolutely true, implies that I must hold that God exists simpliciter. I personally would agree with the implication, but not with the premise, although this is not my point here.

Quentin Meillassoux made substantially the following remark : there is at least one proposition p and one true statement 'for me(p and possibly not p)' such as the latter can only mean 'for me(p) and possibly not p, simpliciter'. More specifically, If I want to say every true proposition must be true relatively-to-my-conditions-of-knowing-it, I must either say that I know it necessary that any thing can only ever be in accordance with my conditions, and then that my point of view is itself absolutely necessary, or that it is absolutely true that something other-than-my-knowing-it is possible.

The demonstration is the following :

I try to avoid the idea that it is an absolute necessity (which I'm aware of) that everything that is true, is true relatively-to-my-knowing it. So I have to state that possibly something is independent. And if something is independent, then it differs from an object constrained by the frame of my subjectivity. So possibly 'independently(p)'. But how is this statement to be understood ? If its truth is dependant on my knowing-it (for me[possibly 'independently(p)']), then wouldn't I be there to think of it, 'independently(p)' wouldn't be possible, and therefore p is dependant. On the contrary, if it is possible that its truth is independent of  my knowing-it, (possibly 'independently[possibly 'independently(p)']) then the redundant possibility and independence amount to a possibility of independence simpliciter. Therefore this possibility is an absolute and independent truth, while Descartes's absolute truth was nonetheless dependant on my existence.

Again, this may seem to be rather poor. It becomes richer when combined with the intuition that we indeed know that our frame of reference isn't a necessary frame, and the intuition that for every state of affairs we know it isn't necessarily true that the world is such. If true, this intuition cannot depend on us.


*This solipsist sceptic is to be opposed to the Ancient sceptic who could rather hold that both opposite propositions are equally plausible.

06 mars 2012

Good as a Whole/Part of a Good

"It is, in fact, always misleading to take a whole, that is valuable (or the reverse), and then to ask simply: To which of its constituents does this whole owe its value or its vileness? It may well be that it owes it to none ; and, if one of them does appear to have some value in itself, we shall be led into the grave error of supposing that all the value of the whole belongs to it alone. It seems to me that this error has commonly been committed with regard to pleasure. Pleasure does seem to be a necessary constituent of most valuable wholes; and, since the other constituents, into which we may analyse them, may easily seem not to have any value, it is natural to suppose that all the value belongs to pleasure. That this natural supposition does not follow from the premises is certain; and that it is, on the contrary, ridiculously far from the truth appears evident to my 'reflective judgment'."

G.E. Moore, Principia Ethica, §55

05 mars 2012

Catastrophe

"An existential risk is one where an adverse outcome would annihilate Earth‐originating intelligent life or permanently and drastically curtail its potential for future development. We can identify a number of potential existential risks: nuclear war fought with stockpiles much greater than those that exist today (maybe resulting from future arms races); a genetically engineered superbug; environmental disaster; asteroid impact; wars or terrorists act committed with powerful future weapons, perhaps based on advanced forms of nanotechnology; superintelligent general artificial intelligence with destructive goals; high‐energy physics experiments; a permanent global Brave‐New‐World‐like totalitarian regime protected from revolution by new surveillance and mind control technologies. These are just some of the existential risks that have been discussed in the literature, and considering that many of these have been conceptualized only in recent decades, it is plausible to assume that there are further existential risks that we have not yet thought of."

Nick Bostrom, Why i hope the search for extraterrestrial life finds nothing

02 mars 2012

Ce qui "existe" et ce qui "n'existe pas"

« S’il n’existe dans le monde, comme nous sommes en effet fondés à le croire, rien qui ne soit ou bien d’ordre physique ou bien d’ordre psychique, la métaphysique est assurément, pour autant qu’elle s’attache aussi bien à ce qui est physique qu’à ce qui est psychique, la science de la totalité de la réalité effective. Dans cette mesure, sont naturellement aussi d’ordre métaphysique les thèses fondamentales du monisme – qui prétend à l’identité essentielle du psychique et du physique – et celle du dualisme – qui affirme la différence essentielle de ces deux ordres. Mais reconnaître deux choses pour identiques ou pour différentes, c’est reconnaître en fait quelque chose qui est rapport avec ces deux choses : cette connaissance concerne aussi bien l’identité que la différence ; et l’identité est elle-même à son tour rien moins qu’une chose, tout comme la différence. L’une et l’autre sont extérieures à la disjonction entre physique et psychique parce qu’elles se situent hors de ce qui est réel. Or il existe aussi un savoir de la non-réalité : et que l’on accorde aux tâches de la métaphysique une généralité propre aussi grande qu’on voudra, il y a des problématiques encore plus générales que celles de cette dernière, des problématiques pour lesquelles l’orientation essentielle qui ramène la métaphysique vers la réalité effective ne constitue nullement une limite. De telles problématiques sont précisément celles de la théorie de l'objet. »

Alexius Meinong, Théorie de l'objet (1904), trad. Jean-François Courtine et Marc de Launay.

13 février 2012

Ou Zénon, ou Dieu/ Either Zeno, or God

Cet article défendra la thèse suivante : 

De deux choses l'une, ou bien le mouvement est impossible, ou bien une remontée à l'infini des causes est possible en un temps fini, si court soit-il.

Commençons par préciser ce qu'on entend par là. On suppose que la structure du temps est celle d'un continu. Ceci étant donné, ou bien tout mouvement réel, y compris tout passage du temps, tout changement quantifiable, est impossible ; ou bien il est possible de rendre raison du commencement de l'existence des choses après une certaine date, date précédée d'une infinité de néant  (ou de ce qu'on voudra), sans faire appel à une cause ultime.

Si nous obtenons une telle alternative, c'est pour une raison simple : il y a un unique raisonnement qui rend possibles, ou bien impossibles, selon qu'on l'interprète positivement ou négativement, uniment le mouvement et la remontée à l'infini des causes en un temps fini. Ce raisonnement a son origine, apparemment non-formalisée, dans la Grèce du cinquième siècle avant Jésus-Christ, et a pour auteur Zénon d'Elée, on le connaît habituellement sous deux formes et sous les noms de "La dichotomie" et "l'Achille" (1).

Je reformule ainsi l'argument avec le vocabulaire du temps, mais le vocabulaire du mouvement conviendrait parfaitement avec les substitutions suivantes : "distance parcourue" remplace "durée écoulée", "point" remplace "instant", "ici" remplace "maintenant".

Soit l'intervalle ]AB] de durée déja écoulée, de telle sorte que B soit "maintenant". La question est : est-il possible que cet intervalle s'accroisse ? La durée peut-elle continuer de s'écouler ?

1. On pose qu'un élément du temps, tel qu'il peut s'ajouter à un intervalle de durée, ne peut être qu'un instant ou une autre durée, c'est-à-dire un point ou un intervalle.

On se donne la continuité du temps et donc en particulier les deux propriétés suivantes : 

2. Un instant n'a jamais de suivant.

3. En toute durée, il est possible de distinguer deux parties telles que la seconde est strictement postérieure à la première.

4. Or l'intervalle de durée écoulée, ]AB], ne peut pas commencer à s'accroître avec l'ajout d'une partie temporelle ]BC], puisque l'ajout de ]BC] suppose au moins un autre ajout antérieur. [3]

5. Or l'intervalle ]AB] ne peut pas commencer à s'accroître avec un instant B' qui suivrait B, puisqu'un tel instant n'existe pas. [2]

6. Donc l'intervalle ]AB] ne peut pas commencer à s'accroître. [1, 4, 5]

Ma thèse ici est donc que, loin d'être fondés sur une mauvaise compréhension du continu, ou de l'infini, les arguments de Zénon sont fondés sur une intuition correcte des propriétés du continu, et précisément pour cela peuvent en inférer l'impossibilité d'un quelconque mouvement.

Je ferai deux commentaires : 
- le premier, c'est que cet argument, s'il est valide, ne gênera profondément que les tenants de ce qu'on appelle une "théorie A" du temps, c'est-à-dire ceux qui veulent soutenir qu'il y a un sens réel à poser que le temps passe, s'écoule, que l'ensemble du temps passé du monde s'accroît. Les "éternalistes", ou tenants d'une "théorie B" du temps, se verront peut-être renforcés dans leur opinion.
- le deuxième, c'est qu'il est possible de reformuler l'argument en une question, qui le rend plus saisissant : est-il au juste possible qu'un mouvement commence s'il n'existe aucun instant de ce commencement ? à nouveau, un éternaliste ne verra peut-être pas là un problème particulier, puisqu'il arguera que pour tout point de ce mouvement, pour tout état de ce changement, pour tout instant de cette durée qui s'écoule sans avoir de début à son écoulement, il peut donner la position correspondante dans la dimension temporelle.

Passons maintenant à la question de la remontée à l'infini. Je n'examinerai pas tous les aspects du problème ici, mais uniquement ce qui concerne le point que je veux exposer.

Soit l'hypothèse selon laquelle certaines choses au moins existent, qui requièrent une raison, une cause, pour leur existence, cause ou raison qui ne se confond pas avec ces choses.

7. Il existe une chose "E" telle qu'une chose différente rend raison de l'existence de E, et telle que E ne rend pas raison de sa propre existence.

Soit le principe qui veut que si A est raison de B, et B raison de C, alors il y a sens à dire que A est raison de C.

8. A rend raison de B et B rend raison de C => A rend raison de C.

Soit un second principe qui dit que si rien ne rend raison de la raison d'une chose, alors la chose reste inexpliquée.

9. Si A rend raison de B, alors il existe C tel que C rend raison de A.

Par hypothèse [7], le système ne peut pas former de boucle, c'est-à-dire que E ne peut apparaître qu'une fois, et non être cause d'une de ses causes, sinon par principe [8] E serait raison d'elle-même.

Nous en arrivons à ce stade au très classique "argument cosmologique" (en faveur de l'existence de Dieu), c'est-à-dire que l'on peut établir que, de deux choses l'une, ou bien nous avons une remontée à l'infini de cause en cause, ou bien il existe, sinon absolument une cause première, du moins une chose qui rend raison d'elle-même. Je fais, pour les besoins de la discussion, l'hypothèse qu'une telle chose auto-explicative n'existe pas, et m'intéresse à la cohérence de cette remontée à l'infini.

Je ne discute pas ici du fait de savoir si expliquer chaque élément de la chaîne est satisfaisant, ou si pour avoir une explication il est requis d'expliquer la chaîne elle-même, mais je l'admets par hypothèse, ayant supposé que quelque chose rend bel et bien raison de E. Le problème qui m'intéresse ici est temporel. Au mot de "cause", ou de "raison", on donnera le sens que l'on désire. Il est tout à fait indifférent à la question, en particulier, que cette causalité soit "linéaire" (c'est-à-dire qu'un effet puisse survivre à sa cause, et que celle-ci doive l'avoir précédé, comme le mouvement de la balle de base-ball est produit par le joueur, qui doit l'avoir précédée, mais elle peut se perpétuer sans lui) ou "hiérarchique" (c'est-à-dire que l'existence actuelle de la cause soit condition de celle de l'effet, comme le chanteur pour son chant). Dans le cas de la cause hiérarchique, on pourrait supposer qu'il est possible que l'existence de toutes n'advient qu'à un instant t particulier (2), mais cela ne marcherait pas pour la cause linéaire. On supposera donc, pour se donner la plus grande contrainte possible, qu'une cause, si elle n'est pas identique à son effet, doit l'avoir précédé dans l'existence pendant un temps fini, et doit continuer à exister tant que son effet existe. Dans ces conditions, il pourrait sembler, et il a été soutenu, qu'une telle régression à l'infini de l'explication implique un temps infini, et par conséquent aussi l'existence d'êtres depuis toujours.

Mais cette conclusion est évidemment fausse.


Soit t1 le premier instant de l'existence de E.
Soit C1 la chose qui rend raison de E, dont je dis qu'elle est venue à l'existence une seconde avant E.
Soit C2 la chose qui rend raison de C1, dont je dis qu'elle est venue à l'existence 1/2 seconde avant C1.
Soit en général Cn+1 la chose qui rend raison de Cn, dont je dis qu'elle est venue à l'existence 1/2 puissance n seconde avant Cn.

On aura alors bel est bien une remontée à l'infini des causes, sans que l'ensemble du processus de causation prenne plus de 2 secondes. Les conditions sont remplies, puisque chaque cause survit tant que son effet survit, et l'a précédé dans le monde pendant une durée finie. On aurait donc rendu adéquatement raison de l'existence des choses en un temps très bref.

Mais concevons alors la situation suivante : je suppose dans le passé un temps infini durant lequel rien n'existe. Une infinité de néant. Je pose un instant t1 dans lequel quelque chose existe. Je désire alors savoir ce qui rend raison de l'existence de ce quelque chose, pourquoi son existence en cet instant et pas dans l'infinité temporelle qui l'a précédé, pourquoi cette chose plutôt qu'une autre, etc. Si on peut, comme on l'a montré, opérer une remontée à l'infini des causes en un temps fini, il en ressort que je peux donner une explication adéquate de l'existence de ce quelque chose en t1, sans remonter très loin dans le temps.

Considérons ce résultat. Il me paraît à la fois solide et terriblement problématique, car enfin, on rend compte adéquatement de l'existence de quelque chose, sur strict fond de néant, on rend compte strictement de la venue radicale à l'existence de quelque chose plutôt que rien, sans qu'il existe un commencement, un lieu ou un instant de cette venue à l'existence. Il existe un instant t0 (t1 - 2 secondes) tel qu'en t0 rien n'existe mais qu'en un instant quelconque postérieur à t0 quelque chose existe, et l'apparition de toute chose est suffisamment expliquée par l'existence d'une chose antérieure. Il y a à mon sens quelque chose de paradoxal à un tel commencement brutal de l'existence, possible justement parce qu'il n'a aucun commencement.

Mais si on refuse cette situation, on doit reconnaître que Zénon a raison de déclarer le changement impossible, car les raisons de l'acceptation ou du refus semblent devoir être les mêmes dans l'un ou l'autre cas.


(1) Comme la plupart des commentateurs de ces arguments, je soutiendrai qu'ils ont généralement été mal compris par le passé. Ou plus précisément, que la solution standard de ces paradoxes manquent la pointe de l'argument et se méprennent, sinon sur l'intention de l'auteur, au moins sur la portée de ses propos. Sur la discussion des solutions historiquement apportées aux paradoxes, je renvoie à un travail en cours.

(2) Dans la philosophie de Plotin, par exemple, et pour exprimer les choses grossièrement, chaque "niveau" de l'être est cause formelle du niveau qui lui est postérieur (par exemple l'intellect est forme de l'âme). Une telle causalité est censée rendre compte réellement de l'être des choses, et ne nécessite aucun temps pour s'accomplir. Plotin demande une sortie du système de l'être, pour que l'on ne remonte pas à l'infini, mais l'on peut peut-être concevoir un système plotinien infini, advenant en un unique instant.