13 février 2012

Ou Zénon, ou Dieu/ Either Zeno, or God

Cet article défendra la thèse suivante : 

De deux choses l'une, ou bien le mouvement est impossible, ou bien une remontée à l'infini des causes est possible en un temps fini, si court soit-il.

Commençons par préciser ce qu'on entend par là. On suppose que la structure du temps est celle d'un continu. Ceci étant donné, ou bien tout mouvement réel, y compris tout passage du temps, tout changement quantifiable, est impossible ; ou bien il est possible de rendre raison du commencement de l'existence des choses après une certaine date, date précédée d'une infinité de néant  (ou de ce qu'on voudra), sans faire appel à une cause ultime.

Si nous obtenons une telle alternative, c'est pour une raison simple : il y a un unique raisonnement qui rend possibles, ou bien impossibles, selon qu'on l'interprète positivement ou négativement, uniment le mouvement et la remontée à l'infini des causes en un temps fini. Ce raisonnement a son origine, apparemment non-formalisée, dans la Grèce du cinquième siècle avant Jésus-Christ, et a pour auteur Zénon d'Elée, on le connaît habituellement sous deux formes et sous les noms de "La dichotomie" et "l'Achille" (1).

Je reformule ainsi l'argument avec le vocabulaire du temps, mais le vocabulaire du mouvement conviendrait parfaitement avec les substitutions suivantes : "distance parcourue" remplace "durée écoulée", "point" remplace "instant", "ici" remplace "maintenant".

Soit l'intervalle ]AB] de durée déja écoulée, de telle sorte que B soit "maintenant". La question est : est-il possible que cet intervalle s'accroisse ? La durée peut-elle continuer de s'écouler ?

1. On pose qu'un élément du temps, tel qu'il peut s'ajouter à un intervalle de durée, ne peut être qu'un instant ou une autre durée, c'est-à-dire un point ou un intervalle.

On se donne la continuité du temps et donc en particulier les deux propriétés suivantes : 

2. Un instant n'a jamais de suivant.

3. En toute durée, il est possible de distinguer deux parties telles que la seconde est strictement postérieure à la première.

4. Or l'intervalle de durée écoulée, ]AB], ne peut pas commencer à s'accroître avec l'ajout d'une partie temporelle ]BC], puisque l'ajout de ]BC] suppose au moins un autre ajout antérieur. [3]

5. Or l'intervalle ]AB] ne peut pas commencer à s'accroître avec un instant B' qui suivrait B, puisqu'un tel instant n'existe pas. [2]

6. Donc l'intervalle ]AB] ne peut pas commencer à s'accroître. [1, 4, 5]

Ma thèse ici est donc que, loin d'être fondés sur une mauvaise compréhension du continu, ou de l'infini, les arguments de Zénon sont fondés sur une intuition correcte des propriétés du continu, et précisément pour cela peuvent en inférer l'impossibilité d'un quelconque mouvement.

Je ferai deux commentaires : 
- le premier, c'est que cet argument, s'il est valide, ne gênera profondément que les tenants de ce qu'on appelle une "théorie A" du temps, c'est-à-dire ceux qui veulent soutenir qu'il y a un sens réel à poser que le temps passe, s'écoule, que l'ensemble du temps passé du monde s'accroît. Les "éternalistes", ou tenants d'une "théorie B" du temps, se verront peut-être renforcés dans leur opinion.
- le deuxième, c'est qu'il est possible de reformuler l'argument en une question, qui le rend plus saisissant : est-il au juste possible qu'un mouvement commence s'il n'existe aucun instant de ce commencement ? à nouveau, un éternaliste ne verra peut-être pas là un problème particulier, puisqu'il arguera que pour tout point de ce mouvement, pour tout état de ce changement, pour tout instant de cette durée qui s'écoule sans avoir de début à son écoulement, il peut donner la position correspondante dans la dimension temporelle.

Passons maintenant à la question de la remontée à l'infini. Je n'examinerai pas tous les aspects du problème ici, mais uniquement ce qui concerne le point que je veux exposer.

Soit l'hypothèse selon laquelle certaines choses au moins existent, qui requièrent une raison, une cause, pour leur existence, cause ou raison qui ne se confond pas avec ces choses.

7. Il existe une chose "E" telle qu'une chose différente rend raison de l'existence de E, et telle que E ne rend pas raison de sa propre existence.

Soit le principe qui veut que si A est raison de B, et B raison de C, alors il y a sens à dire que A est raison de C.

8. A rend raison de B et B rend raison de C => A rend raison de C.

Soit un second principe qui dit que si rien ne rend raison de la raison d'une chose, alors la chose reste inexpliquée.

9. Si A rend raison de B, alors il existe C tel que C rend raison de A.

Par hypothèse [7], le système ne peut pas former de boucle, c'est-à-dire que E ne peut apparaître qu'une fois, et non être cause d'une de ses causes, sinon par principe [8] E serait raison d'elle-même.

Nous en arrivons à ce stade au très classique "argument cosmologique" (en faveur de l'existence de Dieu), c'est-à-dire que l'on peut établir que, de deux choses l'une, ou bien nous avons une remontée à l'infini de cause en cause, ou bien il existe, sinon absolument une cause première, du moins une chose qui rend raison d'elle-même. Je fais, pour les besoins de la discussion, l'hypothèse qu'une telle chose auto-explicative n'existe pas, et m'intéresse à la cohérence de cette remontée à l'infini.

Je ne discute pas ici du fait de savoir si expliquer chaque élément de la chaîne est satisfaisant, ou si pour avoir une explication il est requis d'expliquer la chaîne elle-même, mais je l'admets par hypothèse, ayant supposé que quelque chose rend bel et bien raison de E. Le problème qui m'intéresse ici est temporel. Au mot de "cause", ou de "raison", on donnera le sens que l'on désire. Il est tout à fait indifférent à la question, en particulier, que cette causalité soit "linéaire" (c'est-à-dire qu'un effet puisse survivre à sa cause, et que celle-ci doive l'avoir précédé, comme le mouvement de la balle de base-ball est produit par le joueur, qui doit l'avoir précédée, mais elle peut se perpétuer sans lui) ou "hiérarchique" (c'est-à-dire que l'existence actuelle de la cause soit condition de celle de l'effet, comme le chanteur pour son chant). Dans le cas de la cause hiérarchique, on pourrait supposer qu'il est possible que l'existence de toutes n'advient qu'à un instant t particulier (2), mais cela ne marcherait pas pour la cause linéaire. On supposera donc, pour se donner la plus grande contrainte possible, qu'une cause, si elle n'est pas identique à son effet, doit l'avoir précédé dans l'existence pendant un temps fini, et doit continuer à exister tant que son effet existe. Dans ces conditions, il pourrait sembler, et il a été soutenu, qu'une telle régression à l'infini de l'explication implique un temps infini, et par conséquent aussi l'existence d'êtres depuis toujours.

Mais cette conclusion est évidemment fausse.


Soit t1 le premier instant de l'existence de E.
Soit C1 la chose qui rend raison de E, dont je dis qu'elle est venue à l'existence une seconde avant E.
Soit C2 la chose qui rend raison de C1, dont je dis qu'elle est venue à l'existence 1/2 seconde avant C1.
Soit en général Cn+1 la chose qui rend raison de Cn, dont je dis qu'elle est venue à l'existence 1/2 puissance n seconde avant Cn.

On aura alors bel est bien une remontée à l'infini des causes, sans que l'ensemble du processus de causation prenne plus de 2 secondes. Les conditions sont remplies, puisque chaque cause survit tant que son effet survit, et l'a précédé dans le monde pendant une durée finie. On aurait donc rendu adéquatement raison de l'existence des choses en un temps très bref.

Mais concevons alors la situation suivante : je suppose dans le passé un temps infini durant lequel rien n'existe. Une infinité de néant. Je pose un instant t1 dans lequel quelque chose existe. Je désire alors savoir ce qui rend raison de l'existence de ce quelque chose, pourquoi son existence en cet instant et pas dans l'infinité temporelle qui l'a précédé, pourquoi cette chose plutôt qu'une autre, etc. Si on peut, comme on l'a montré, opérer une remontée à l'infini des causes en un temps fini, il en ressort que je peux donner une explication adéquate de l'existence de ce quelque chose en t1, sans remonter très loin dans le temps.

Considérons ce résultat. Il me paraît à la fois solide et terriblement problématique, car enfin, on rend compte adéquatement de l'existence de quelque chose, sur strict fond de néant, on rend compte strictement de la venue radicale à l'existence de quelque chose plutôt que rien, sans qu'il existe un commencement, un lieu ou un instant de cette venue à l'existence. Il existe un instant t0 (t1 - 2 secondes) tel qu'en t0 rien n'existe mais qu'en un instant quelconque postérieur à t0 quelque chose existe, et l'apparition de toute chose est suffisamment expliquée par l'existence d'une chose antérieure. Il y a à mon sens quelque chose de paradoxal à un tel commencement brutal de l'existence, possible justement parce qu'il n'a aucun commencement.

Mais si on refuse cette situation, on doit reconnaître que Zénon a raison de déclarer le changement impossible, car les raisons de l'acceptation ou du refus semblent devoir être les mêmes dans l'un ou l'autre cas.


(1) Comme la plupart des commentateurs de ces arguments, je soutiendrai qu'ils ont généralement été mal compris par le passé. Ou plus précisément, que la solution standard de ces paradoxes manquent la pointe de l'argument et se méprennent, sinon sur l'intention de l'auteur, au moins sur la portée de ses propos. Sur la discussion des solutions historiquement apportées aux paradoxes, je renvoie à un travail en cours.

(2) Dans la philosophie de Plotin, par exemple, et pour exprimer les choses grossièrement, chaque "niveau" de l'être est cause formelle du niveau qui lui est postérieur (par exemple l'intellect est forme de l'âme). Une telle causalité est censée rendre compte réellement de l'être des choses, et ne nécessite aucun temps pour s'accomplir. Plotin demande une sortie du système de l'être, pour que l'on ne remonte pas à l'infini, mais l'on peut peut-être concevoir un système plotinien infini, advenant en un unique instant.

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