06 mai 2010

La passion de Jeanne d'Arc, 1928

"Il ne s'agit pas de dire que ces concepts d'images sont exclusifs les uns des autres, mais c'est pour donner une idée. Et par exemple, je crois qu'il est assez évident qu'un film comme le Jeanne d'Arc de Dreyer est composé presque entièrement d'images-émotions..."
Gilles Deleuze, cours sur le cinéma

Pas grand chose à dire sur ce film, qui parle de lui-même. Disons que le concept est vite compris : c'est à peu près 1h20 sur le visage de Jeanne d'Arc, impuissante, lors de son procès, filmée dans un enchaînement de close shots intenses et lacrymaux. J'imagine que l'expérience peut sonner insoutenable pour certains, mais c'est en réalité un film très émouvant (il est vrai que j'ai tendance à être très touché par le personnage, dont l'histoire a été adaptée à peu près un million de fois, et souvent dans des chefs d'oeuvre... Voyez au moins Péguy, Bernard Shaw, et sans doute aussi Brecht, Claudel, Anouilh, Schiller, Shakespeare, Verdi, Bresson (et non Besson, attention, lui c'est l'exception...), etc., toutes oeuvres que je n'ai pas encore approchées moi même). Alors bon, Jeanne d'Arc, Dieu ou la vie, la violence de l'Eglise et l'innocence de la combattante, tout ça, je vois pas comment on pourrait résister...
Profitons de l'occasion pour clarifier ce que je pense des chrétiens ("Aux lions les chrétiens !"). L'art chrétien a produit a peu près tout ce qui s'est fait de mieux dans l'histoire du cinéma (dans l'histoire du cinéma aussi, oserais-je dire, même si je crois que le roman par exemple a pas mal échappé à l'hégémonie [encore que, Chrétien de Troyes, Dostoievski...]). Je sais que j'exagère, mais quand même, c'est impressionnant. Je ne voudrais pas toutefois qu'on se méprenne : l'air chrétien est le plus dense et le plus bouleversant, mais il n'est pas très sain. Le cinéma laïque, de la vie comme elle vient et de l'absence de transcendance, est un bien meilleur lieu où vivre, et c'est celui-là qui nous rend heureux (comme Billy Wilder, ou Jacques Tati...). Mais revenons à nos moutons (du Seigneur) : le christianisme, c'est sublime et terrible quand ça cause : de la foi (Dreyer), du sacré comme seule voie de salut dans un monde perdu (Tarkovski), du sacrifice (Tarkovski encore) ou même de la pure transcendance (Pasolini). Mais l'humiliation, les moines qui tendent l'autre joue et les béats bienheureux (Les onze Fioretti de François d'Assise, de Rossellini), non merci, ça va, on va regarder Shortbus plutôt...

C'est une production française, ce qui nous permet de piquer un chef d'oeuvre au Danemark (comme dans les 70's on piquera L'empire des sens au Japon), et c'est bien, on n'en a pas beaucoup. On pourrait parler aussi du caractère miraculeux de l'existence même de ce film, qui en fait n'est apparu en son état actuel que dans les années 1980. C'est folklorique, et fait partie de ces histoires cruelles qui arrivent aux bobines, comme aux Rapaces d'Erich Von Stroheim, aujourd'hui massacré au montage. Sauf que cette histoire là a une issue aussi heureuse qu'invraisemblable : une fois toutes les copies brûlées, disparue ou abimées, le réalisateur mort et bien enterré, on retrouve dans un asile psychiatrique en Norvège une copie de l'original, avant la censure et les incendies. A propos d'asile psychiatrique (?), Artaud joue Jean Massieu, un des rôles principaux (ou disons plutôt un des visages les plus filmés, parce que c'est pas comme s'il y avait une intrigue), et il est, évidemment, d'une beauté plutôt incroyable (évidemment parce qu'on est en 1928, avant qu'il ne prenne le visage terrifiant des aliénés) ; ça rend le tout encore plus émouvant, un peu comme l'apparition fantomatique de Buster Keaton vieux et toujours aussi beau, dans Sunset Boulevard, dont je parlais il y a peu. C'est toujours intéressant ces apparitions qui nous sortent en partie du cadre (resserré) du film et produisent comme des échos à travers l'Histoire. D'autant que dans Sunset Boulevard, Keaton est vraiment engagé comme une guest star, alors qu'Artaud ne l'est devenu qu'a posteriori. Et puis il y a Renée Falconetti (on a le temps de la contempler, et ce n'est pas la chose la plus répugnante à faire), une actrice de théâtre française, embarquée dans cette histoire, qui n'a rien fait d'autre au cinéma qui ait quelque importance, et qui fait tout. C'est un film sur le visage de Renée Falconetti en train de pleurer.

Le truc, c'est qu'on a jamais fait du cinéma comme ça, que c'est absolument parfait, et qu'on se dit : pourquoi tous les autres films se ressemblent, comparés à ça ?

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