I\
Le communisme, quand il est poussé jusqu'à sa rigueur la plus complète, de même que le féminisme le plus abouti, doivent nécessairement se rejoindre. Il en va de même de l'anti-racisme, ou de la lutte contre l'hétéro-sexisme. Le lieu où tous se rejoignent, c'est ce qu'on a l'habitude d'appeler le Règne de Justice. Tous visent la justice, mais se concentrent sur un aspect particulier de l'injustice. Tous sont incomplets, ou non-rigoureux, quand ils perpétuent à l'intérieur de leur lutte, une injustice qui occupe une des autres luttes. En ce sens, toutes les luttes ne font ultimement qu'une, toutes les aspirations à la justice sont, en droit, une.
La justice n'est pas une valeur que l'on peut choisir parmi d'autres, elle n'est pas une illusion, elle n'est pas un choix culturel à valeur simplement locale. Le fait que toutes les sociétés aient toujours été injustes, que toutes aient vécu en fonction de principes moraux différents ne signifie pas que la justice universelle n'existe pas.
La justice n'est pas subjective, elle n'est pas évidente et reconnue nécessairement partout où elle est, par tout être doté d'une raison pratique. La justice est objective, autant qu'universelle. Elle est extrêmement complexe à atteindre, doit être analysée avec une grande sophistication, une grande prudence, une grande humilité. La justice nécessite des débats extrêmement longs. La justice est affaire de raisonnement et d'analyse fine.
Ce n'est pas parce qu'une chose est juste, doit être faite, qu'il est possible de la faire. S'il y a un Dieu et une Providence, ils ne vont pas jusqu'à garantir cela. Rien ne garantit qu'il existe une bonne solution possible dans telle ou telle situation historique. L'injustice est réelle, absolument réelle. Le fait qu'il ne soit pas possible d'agir sans se salir les mains dans telle situation donnée ne justifie pas pour autant que se salir les mains soit une solution juste. On peut dire tout au plus que telle solution injuste est la moins mauvaise solution. Quand aucune bonne solution n'est présente, la fuite peut être la moins mauvaise des solutions.
Il est néanmoins possible d'avoir une position intellectuelle de justice, c'est-à-dire qu'il est possible de juger objectivement de l'injustice de tous les éléments en présence historiquement. Toute justification de l'injuste pour des raisons pragmatiques n'est qu'un sophisme. Toute justification de l'injuste pour une quelconque raison n'est qu'un sophisme. Il n'est pas possible de sauver toute situation mais il est possible de dénoncer toute injustice.
Un Règne de la Justice n'équivaut pas à un monde sans maux. Cela revient à dire qu'il existe des problèmes irréductibles, ou des injustices supra-humaines.
II\
Cela étant dit, le dogmatisme de la justice est face à un paradoxe : il doit parvenir à justifier le Juste lui-même. Même si la justice est objective et universelle, il semble qu'il faudrait comprendre pourquoi elle est souhaitable. Il semble bien qu'en effet elle repose sur certaines valeurs, certaines décisions évaluatives (l'égalité par exemple), et que d'autres peuvent être choisies. Les valeurs semblent infondables. On regrette alors de ne pas être spontanément Platonicien, et invoquer l'Idée du Bien, qui évacuerait le débat. Le juste est souhaitable parce qu'il est bon, et puis voilà, par pure tautologie. Les stratégies peuvent reposer sur un fait : le sentiment moral, mais c'est bien fragile et ne fonde pas le droit. La stratégie la plus fiable est peut être de tenter de trouver dans tout égoïsme injuste une contradiction pragmatique. Contradiction pragmatique dans tout énoncé du type : tu n'es pas moi et ce qui t'arrive ne me concerne pas, je peux bien être la cause de ton mal cela n'est pas un mal pour moi. On n'arrive pas à comprendre pourquoi il y a le mal chaque fois que l'on refuse de se mettre à la place de l'autre. Fonder la justice ne devrait pas être un projet à l'abandon.
III\
Il n'est pas justifié d'exclure a priori, ou plutôt, avant toute discussion, le fait que l'accomplissement du Règne de Justice ne soit pas un bien à tout égard. Le lecteur de Nietzsche est familier de cette idée : et si la fin de l'injustice était une catastrophe à certains égards ? Et si cela résultait en un appauvrissement atroce du monde, un ennui sans fin, une bêtise incroyable ? De même que le juste n'est pas nécessairement possible (je n'ai jamais réussi à comprendre pourquoi l'affirmation contraire de Kant n'était pas sophistique), il n'est pas assuré absolument que le juste réalise pleinement le Bien, et ne soit pas mauvais à certains égards. Le point doit être réellement discuté, mais si cette possibilité était réelle, nous nous retrouverions face à une véritable aporie, car c'est toujours un sophisme de justifier l'injuste, même au nom du Bien.